La salle en mars

LE POÈTE ET L’ENFANT

« Mais Monsieur, comment savoir qu’une peinture est une véritable œuvre d’art ? demande Paul en regardant, perplexe, le tableau bleu de Picasso. Si je demande à ma petite sœur de faire un dessin, elle peut presque faire quelque chose comme ça ! »

Il y a en effet quelque chose d’enfantin dans le tableau de Picasso, comme dans celui de Chagall que nous verrons après. Et il y a en effet toutes les potentialités de l’art dans les dessins d’un enfant. L’enfant a cette immédiateté et, souvent, cette fraîcheur du regard qui le met en rapport vivant avec ce qu’il voit et donne une dimension poétique à ses dessins comme à ses paroles. Pour l’enfant de trois ans, la métaphore par exemple est partout. Qu’un enfant de trois ans vienne dans cette pièce où parfois on s’ennuie, où l’on ne voit plus depuis longtemps dans les objets qui nous entourent que des objets utilitaires comme cette trousse, eh bien cet enfant immédiatement se mettra à jouer avec les objets et les mots, il s’emparera de cette trousse dont le jaune éclatant l’aura frappé et voilà la trousse devenue trésor. Les objets lui parlent. Les couleurs lui parlent. La séparation entre la vie en lui et la vie autour de lui n’est pas si nette, même si l’enfant reste par ailleurs totalement centré sur ses besoins primaires, sur sa personne et sur ses sensations. Cette fraîcheur première du regard qui découvre est peu à peu recouverte par l’éducation et plus encore par l’habitude. Elle est encore perceptible à douze ans, elle ne l’est presque plus à quinze, elle ne l’est souvent plus du tout — et quoiqu’encore présente — pour l’adulte.

« Mais vous, Monsieur, vous avez gardé cette fraîcheur de regard, on voit bien ! Vous êtes comme un enfant ? »

Pour moi, comme pour tout adulte, cette fraîcheur de regard que l’on peut retrouver par instant, est le produit d’un travail. Ce qui est spontané et, quand même, limité chez l’enfant, l’artiste le retrouve par son travail. Le tableau de Picasso est le produit d’un long cheminement à travers les formes et les couleurs. Pour parvenir à percevoir la vibration particulière du bleu, pour pouvoir entendre l’appel du bleu, qui est pour Picasso l’appel des sirènes, un long travail est nécessaire, et c’est cela le travail artistique. En un artiste accompli, il y a un enfant pleinement épanoui qui chemine au plus près d’un adulte. L’intelligence, l’acuité intellectuelle de l’adulte mêlée à la capacité d’étonnement et à cette fraîcheur particulière du regard de l’enfant, voilà le poète ! Telle toile qui nous montrait dans un style réaliste les sirènes comme des oiseaux à tête de femme ne faisait que nous amuser, ou nous effrayer. Mais le tableau de Picasso nous invite à modifier radicalement notre perception de la réalité. À voir les sirènes dans le bleu. À entendre le chant du bleu, comme ce peintre qui me disait tantôt : « le bleu de Prusse, c’est la couleur de l’infarctus ». Il nous faut apprendre, au-delà de notre histoire personnelle (pour ce peintre, un problème cardiaque) à percevoir la vibration de la couleur.

Ulysse dans le tableau de Picasso est un gros rond blanc avec de grandes oreilles. Ouvrez vos oreilles et écoutez ! Dans le tableau de Chagall, on peut rire aussi de la candeur du dessin, car Ulysse cette fois est un petit bébé qui croit avoir retrouvé les bras de sa maman. Il y a dans l’art très souvent une dimension de jeu. Ce jeu peut-être libérateur, quand il permet d’atteindre cette fraîcheur première du regard que nous évoquions, ce jeu peut-être trompeur, illusoire, si l’on considère ici les sirènes, d’apparence a priori débonnaire, comme des menaces. La menace reste d’ailleurs perceptible dans le passage de ce rouge chaleureux, amoureux de la sirène centrale (qui sert bébé Ulysse dans ses bras comme une mère) au vert algue, au vert de fosse marine de la sirène de gauche. Ainsi l’art peut-il être ce qui nous trompe, ce qui nous distrait, et ce qui nous libère. Ainsi d’ailleurs de toute chose, de tout phénomène, de toute réalité.

27 mars 2013

 

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