La salle en mars

 

 

 

DES PERLES DE PLUIE

 

 

Les perles de pluie des grandes vitres font sur le paysage brouillardeux un scintillant voilage. Une fois de plus le professeur désœuvré sera le seul à regarder les nuages qui filent sur Bramefarine, le ballet des corneilles, le duvet vert pâle sur les branches maigres des saules, la lumière multipliée : eux sont tout occupés à leur tâche, silencieux et graves, tendus, inquiets, absents. Oriane ouvre la bouche comme le ferait un chat inquiet. À intervalles réguliers Orfeo renifle en relevant la tête comme un nageur. À cette heure de la journée, au commencement de leurs épreuves, il y a peu de failles encore et peu de signes laissant affleurer l’individu derrière la fonction scolaire, et c’est tout juste si l’un parfois s’étire ou si l’autre jette un regard sur le quidam qui le regarde ; le paysage n’existe pas.

Ce qui seul existe, ce à quoi seul à nouveau me confrontent ces heures de surveillance débonnaire, attendrie, nimbée de mélancolie printanière, c’est le temps. Ce n’est pas seulement sur les images surannées de leurs cartes d’identité – posées en évidence sur l’angle de la table mais cachées par pudeur – que s’affichent les visages de leur si proche enfance : ils en ont encore les traits, plus ou moins brouillés mais au travers desquels je revois le petit garçon, la petite fille qu’ils étaient en Sixième, et je m’en émeus, m’en réjouis, m’en amuse, m’en désole un peu pour tout ce que cela suppose d’effacement et de fragilité. Les voici tous voguant sans le savoir, en sachant, vers leurs joies et leurs peines de jeunes gens, d’adultes, de vieillards, et moi pas si immobile que cela voguant aussi, filant vers quoi, coulant pourquoi ?

À travers eux je peux voir aussi mon propre enfant occupé en ce moment même à faire dans un autre collège, moins studieusement sans doute, peu ou prou les mêmes tâches, les mêmes moues, la même croisière. Je voudrais bien nous retenir et même, s’il vous plaît, s’il se pouvait, repartir ne fût-ce qu’un peu en arrière, au temps où le temps s’écoulait plus lentement, au temps des cheveux longs et du long printemps dont on ne faisait que pressentir, mais non subir, la larmoyante fin.

 

29 mars 2018

 

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