Route, janvier 2015

  

 

 

 UNE AUBE SANS NUAGES

 

 

 

Comme les flambeaux sur la paroi des grottes, les phares font se mouvoir des ombres qui ressemblent à des bêtes (le soleil prendra le relais tout à l’heure). Les écoliers piétinent sur place et mordent le bout de leurs gants, dont ils gardent le goût amer à la bouche. Quelque chose de grandiose se prépare du côté de Belledonne : une aube sans nuage.

 

Dans les écoles on tente d’apprendre la bonté, le savoir-vivre au moins, la tolérance. On parle de la barbarie qui menace toujours. On se demande que faire.

Je n’en sais rien.

Je pense qu’il faudrait peut-être apprendre à regarder en grand, à regarder directement l’aube sans nuage et la lune au-dessus des crêtes. Il y a là une possibilité de grandeur encore vierge. On n’a jamais tué qui que ce soit au nom de l’aube, de la lune ou de cette haie orange sombre des saules têtards que je viens une fois encore de laisser derrière moi et qui est, ce matin, particulièrement colorée. 

(Avec cette mauvaise volonté, ce besoin puéril d’identités étroitement définies et cet art de la crispation qui sont une des caractéristiques manifestes de l’être humain, je suis malheureusement sûr qu’on pourrait y arriver; on arriverait à faire de la montagne, du soleil, de la lune, de l’aube et même de ma haie de saules une idée séparée du reste au nom de laquelle on pourrait cracher sur la réalité et finalement trucider son voisin.) 

Tout de même, les grands noms par lesquels les religions ont désigné le Vaste traînent avec eux trop de sang, trop de larmes. On n’a plus besoin de dogmes, ni d’institutions, ni de traditions qui fatalement se sclérosent, ni de dieux, ni de maîtres, ni de ces grands noms trop souvent répétées, ni même de discours pour dénoncer tout cela. On a besoin d’apprendre à être libre. On a besoin de s’entraîner sérieusement à voir en soi et au-delà de soi. On a besoin de toucher terre. On a besoin de poésie, de musique, de peinture. 

 

La croix du carrefour est, ce matin encore, toute liserée de givre et vraiment élégante. La route est dégagée, la lune brille haut dans le ciel. Entre deux pics l’horizon bleuit et rosit, cependant que la combe reste dans la pénombre, nimbée de givre, ornée par les rares réverbères allumés et quelques pans de brume. 

Le grand chien noir de Lucas Ribeiro, qui marche quant à lui sur le chemin de sa maison, court à travers le champ blanc. 

Tout est très beau, très calme, très froid. Je regarde la lune s’enfoncer derrière la colline de Bramefarine, puis disparaître.

Je sais bien que le monde n’est pas en paix ; mais la corneille perchée au sommet de cet arbre l’ignore et croasse comme hier, comme demain, et comme au premier jour. 

 

8 janvier 2015

 

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