Route, janvier 2015

 

 

 

DANS L’ÎLE FRAGILE

 

 

 

Le matin j’avance dans une nuit à nouveau trempée, sans visibilité, comme une barque prise dans un grain, en écoutant le disque d’Abed Azrié qui met superbement en musique avec un orchestre d’Orient et d’Occident l’Épopée de Gilgamesh. J’ai cette sensation émouvante d’être, malgré les ombres et la violence aveugle du monde, blotti dans une bulle de lumière, de beauté policée, d’humanité, de raffinement. 

D’une certaine manière c’est ce que raconte l’épopée, quand elle chante la beauté de la Cité d’Uruk aux remparts magnifiques. L’Épopée de Gilgamesh dit cette possibilité d’une culture distincte de la nature mais ni exsangue, ni malheureuse, malgré l’offense fondatrice faite à la grande forêt de cèdres qu’incarnait le géant Humbaba, et malgré ces rêves d’immortalité qui hantent Gilgamesh.

En classe je continue à ressentir cette impression d’être, peut-être pas dans une bulle mais plutôt sur une île, au sein d’un espace de quiétude et d’intelligence préservées, en compagnie de ces jeunes gens dont il faut bien avouer qu’ils sont (et au diable les caricatures qu’on en fait), pour la plupart d’entre eux, sensibles, intelligents et courtois. 

L’après-midi venu je remonte la vallée. Partout les brumes se disloquent, se dissolvent. On voit de nouveau les sommets enneigés, de larges pans de ciel bleu qui brillent dans les flaques des ornières. Je longe le vieux mur couvert de mousse et de primevères en fleurs (il n’y a en fait que quelques bouquets mais on les remarque d’autant plus). La vague des Bauges émerge de la brume. À main gauche le soleil illumine un sommet marron terne dont seule la partie supérieure est enneigée ; le contraste entre ces pentes pauvres et la neige m’émeut tant que je ralentis encore un peu plus, jusqu’à ce qu’un pan de brume efface le tableau.

J’accélère. La stabilité de la voiture me remplit d’aise. J’aime tout particulièrement ces virages que je prends avec soin, comme dans un morceau de musique un enchaînement de doubles croches un peu ardu qui succède à un mouvement lent. 

La salle, la voiture, le village, la maison, cette page où j’écris et finalement l’écran qui propage les traces, sont des espaces fragiles, promis à une proche disparition (qui peut croire encore à la puissance des murailles ?), mais d’autant plus précieux. 

Voilà, je suis chez moi : cette Table, cette île.

 

15 janvier 2015 

 

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