Route, janvier 2015

  

 

 

 

TOUT EST NOUVEAU !…

 

 

Tout se révèle et tout s’éveille

Aux ombres jeter ce défi

M’entendez-vous si je vous crie :

Tout est nouveau sous le soleil !

 

Jean Vasca

 

Ce n’est pas encore le soleil ni l’« éveil », rien ne s’en trouve révélé pour autant, mais tout brille, tout brille dans la pénombre à la lueur lunaire. Comme hier la lune passe de branche en branche à mesure que j’avance. Je savoure la puissance de la voiture qui me porte, dont même la lourdeur ne me pèse pas et qui me permet de traverser cet hiver avec flegme. 

Si le temps se maintient dans une même tonalité (comme c’est le cas entre hier et aujourd’hui par exemple), je me réjouis des retrouvailles, de pouvoir suivre à nouveau la lune, la perdre, la retrouver ronde et brillante dans le prolongement de la route, puis gros ballon à peine déformé posé en équilibre sur le Pic de l’Huile. 

Si le temps change je me réjouis de ce changement qui me permet de voir la route autrement. Mais de toute façon je vois toujours la route autrement. L’intermittence de l’attention est une chance, puisqu’elle sélectionne à chaque fois et de façon aléatoire de nouveaux fragments, de nouvelles images, de nouvelles notes, de nouvelles impressions. 

 

Pendant longtemps j’ai été à la fois admiratif et gêné devant cet alignement de saules que je ne savais pas nommer et que, par conséquent, je me refusais à évoquer (la périphrase : « ces arbres aux branches orange dont il faudra bien un jour que je trouve le nom » est lourde à prononcer), jusqu’à ce que je me décide à demander à mon père s’il savait quelque chose au sujet de ces arbres. Son insatiable curiosité les lui avait déjà fait rencontrer depuis belle lurette, et il m’a parlé de la taille particulière des « têtards », de leur histoire et de leur utilisation en vannerie. Je vois depuis en eux, outre la beauté des couleurs et l’incongruité hirsute de la coupe, des vestiges d’un monde paysan déjà presque disparu même dans notre vallée…

Ce n’est pourtant qu’avant-hier que je me suis aperçu du détail suivant. Il y a d’autres saules têtards isolés tout le long de ma route, survivants d’autres haies en grande partie arrachées. Parfois il n’en reste vraiment plus qu’un, qu’on a gardé pour l’ornementation ; parfois il en reste deux ou trois plus ou moins alignés…

 

Tout est toujours nouveau, et l’heure aussi y est pour quelque chose : je passe ce matin plus tôt que d’habitude, et ne peut admirer le spectacle de la lune prise dans la fumée ; la lune est plus haut dans le ciel, et le panache en outre plus modeste. (Je le regrette, car j’avais pris avec moi l’appareil photo et pensais m’arrêter.) 

Chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque saison a sa tonalité, ses leitmotivs et ses variations propres. Il y a deux ans je croisais presque chaque matin de longues processions de cerfs. Cela correspondait à un moment où je m’intéressais assez obsessionnellement à l’art pariétal, et j’avais l’impression de voir les fresques de Lascaux en mouvement le long de la route. Cette année je ne vois pas les cerfs mais il y a plus de lumière, plus de douceur qu’on n’en a jamais connues en hiver (les crêtes presque sans neige anticipent sur le printemps et font le désespoir de ceux qui travaillent en station.) 

 

Est-ce que ça va continuer longtemps comme ça ? Il y aura toujours à voir et à dire, mais à partir de quel moment le sentiment de la redite l’emporte-t-il sur le contentement ? Le réel est peut-être infini mais mon trajet ne l’est pas, non plus que la capacité d’émerveillement… 

Un jour je me lasserai, j’arrêterai, ou la mort m’arrêtera. J’aimerais comme tout un chacun que ce soit le plus tard possible, mais cela viendra (le caractère inéluctable de la fin reste une source inépuisable de stupeur). Je me coucherai (je dis cela en longeant le mur du cimetière de la Chapelle du Bard, juste avant le panneau stop). Je dirais, si les antalgiques sont assez puissants pour m’en donner la force, qu’il est bien agréable de pouvoir se reposer. Quand j’aurai craché trop de sang on m’emportera à l’hôpital et je disparaîtrai dans une nuit que je voudrais tiède et pluvieuse. Sur le panneau blanc de la chambre restera l’inscription, désormais inutile : « ni viande ni poisson » (laissez les bêtes tranquilles). 

Ou bien, et ce sera peut-être tout à l’heure ou demain, préoccupé par mon texte-trajet je ferai un faux mouvement au volant, je glisserai sur une plaque de verglas à un endroit où il n’aurait pas fallu glisser (les coteaux entre Presle et Arvillard font un assez joli précipice), j’aurai très peur mais ce sera bref, j’aurai très mal mais je m’évanouirai. 

Le trajet sera accompli, le texte terminé.

 

7 janvier 2015 

 

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