Route, janvier 2015

 

 

 

 

JE DIS : « LA ROUTE… »

 

 

Je dis : « La route… », et aussitôt s’ouvre la route aux parapets brillants, et qui brille elle-même à la lueur de la lune.

Je dis : « la route », et la voici qui se déroule jusqu’à l’horizon pâle de l’aube en bascule. La lune danse entre les branches puis flotte comme un ballon dans le ciel de givre. 

Je dis : « les champs, le givre, et la traînée de feu des saules », et aussitôt l’espace et les couleurs partout s’intensifient. 

 

Ce n’était peut-être pas une si bonne stratégie que cela de « creuser le langage ». On a creusé, creusé, creusé, pour aboutir à rien. Au rien. Au néant, si l’on veut. Où que l’on creuse, quels que soient le support, la méthode, il y a tout de même bien des chances (on le sait maintenant) d’aboutir à cela. Et après ? Plus que de ce néant qui nous cerne et nous borne aussi sûrement que le ravin la route, on a besoin du mouvement, du va-et-vient, de la vie, de la beauté qui le narguent.  

(Ah si je pouvais m’arrêter pour photographier la lune prise en ce moment au milieu du panache de fumée de l’usine ! Je risque l’accident et le torticolis pour la regarder ; je la regarde encore derrière moi dans le rétroviseur. Ils deviennent périlleux, mes voyages en voiture!) 

Il arrive aussi aux écrivains « du dehors » de creuser le langage. Ceux qui ont ma préférence, les Réda, Bouvier, Gaspard ou Jaccottet, sont aussi des mineurs, tournés tout autant vers le dehors que vers le dedans, et fourbisseurs de formes. C’est au prix de ce travail sur le langage que quelque chose peut apparaître et je me méfie de la transparence factice des écritures de surface ; il ne suffit pas de gommer le sujet et encore moins de renoncer à tout effort stylistique pour rouvrir les portes de la présence.

(Regardez bien cette croix sombre toute liserée de givre sur fond de givre au carrefour d’Arvillard, si vous passez par-là un matin de janvier. C’est une merveille, et je comprends maintenant pourquoi on ne l’a pas repeinte : quelqu’un avant moi l’a vue comme je la vois, qui depuis veille au grain…) 

Ces auteurs, si différents les uns des autres, ont en commun d’avoir compris qu’il ne suffisait pas de travailler les mots, que ceux-ci finissent par tourner à vide dans un vide exténué, et qu’on a avant tout et profondément besoin de remettre en eux du monde. Ils ont compris (je suppose que c’était intuitif, lié à toutes sortes de contingences qui les ont amenés à entendre comme une sorte d’appel venu de l’extérieur), ils ont compris qu’il fallait changer la situation même de l’écriture, aller vers les choses comme les peintres sont allés sur le motif, et pas forcément à la manière de Ponge en prenant leur « parti pris », en les considérant comme des objets à explorer verbalement (même si un contact souvent s’établit chez Ponge l’immobilité et la préciosité du littérateur le guettent), mais plutôt à la façon de Philippe Jaccottet qui « ne s’applique pas aux qualités propres aux choses » mais « à [sa] manière paresseuse […], note en passant. »

 

Noter en passant, paresseusement, sans même chercher la densité anonyme et la perfection du poème : c’est là un idéal modeste, accessible, à l’instar de ces routes ordinaires qu’on parcourt distraitement et dont on ne comprend l’importance qu’après coup. Rousseau rêve d’une telle écriture quand il repense aux voyages de sa jeunesse. Il se dit que c’est ce qu’il aurait dû faire mais qu’il est à présent bien trop tard, parce que ce travail-là ne peut pas être rétrospectif.

 

Noter en passant – et puis, de passant se faire passeur, pour soi et les autres, pour ces cheminées qui fument sur les toits couverts de givre, pour ce qui reste de bonté et de désir de monde irrémédiablement collés au fond de nos paupières, pour cette route qui s’ouvre dès lors que l’on prononce à voix haute le nom qui la désigne et qui, n’en déplaise à Lacan, ne fait pas obstacle parce qu’on y roule pour de bon.  

 

J’ai dit : « La route… », et aussitôt s’est rouverte ma route…

 

 6 janvier 2015

  

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