Route, janvier 2015

 

 

 

 DES OMBRES

 

 

 

Une herse de neige barre la route, que je traverse quand même dans un bruit de hors-bord : le chasse-neige en panne n’est pas passé et je suis le premier à tracer une piste dans cette neige lourde. Peu de lumière, peu de visibilité quand le brouillard s’en mêle. Le chien noir de la ferme marche sur le bas-côté, tête baissée. 

Soudain je m’arrête, je recule (je suis seul sur la route, je peux faire cela) : ces spectres gris dans le champ blanc, immobiles à l’orée du bois et rongés de brouillard, je ne les ai pas rêvés. Ils sont bien là, qui me regardent – qui regardent avec inquiétude à travers le brouillard la voiture arrêtée et l’homme qui a baissé la vitre pour les regarder. C’est un petit troupeau d’une quinzaine de grands cerfs.

À chaque fois, le même saisissement devant cette apparition, cette visitation, parce qu’il semble qu’on se trouve soudain (et cette impression est encore renforcée par la neige et le brouillard) à la frontière de cet autre monde qu’évoquent les romans arturiens. 

J’enclenche l’appareil sans viser, sans cadrer : sur le cliché on n’apercevra même pas leurs ombres, comme s’ils avaient été absorbés par le brouillard, comme s’ils s’étaient déjà glissés derrière ces autres ombres des arbres, ou comme s’ils n’avaient jamais été là (je n’aurai donc nulle preuve à montrer…).

Ils semblent s’interroger, puis détalent et disparaissent dans la pénombre. 

Quelques mètres plus loin c’est un chevreuil qui arrive en courant sur ma droite et traverse dans les phares. Je suppose que l’arrivée de toute cette neige a complètement affolé les bêtes; elle m’offre en tout cas les images furtives de ces animaux magnifiques qui sont bien mieux placés que moi pour dire ce que c’est que l’hiver — et qui le disent, d’ailleurs, qui n’arrêtent pas de le dire dans leur langage fait d’oreilles dressées, de courses, de traces et de cris. 

Ainsi s’achèvent ces sorties de route de janvier. Cherchez les cerfs entre les ombres !

 

 

29 janvier 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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