La beauté vue de loin (Camargue, avril 2012)

Autour de midi

 

 

Il est presque midi au cadran solaire à tête de taureau qui orne la façade claire. On s’assoit sur la terrasse, profitant de ce qu’enfin le vent est tombé et qu’une brèche de calme s’est ouverte. Clément dort. Léo va voir la jument blanche et son poulain noir. Ma mère lit le livre de Dominique A, dont on écoutait tantôt dans la voiture le disque si lumineux, et si bien accordé aux étendues que nous traversions, Vers les lueurs. Nathalie regarde. Mon père agite un peu nerveusement la jambe et commente : « En fait, si c’est calme comme ça, c’est que tout le monde doit être en train de faire la sieste ».

Temps mort de la sieste, donc, comme en Espagne ou en Guyane.

Un bâillement.

Un braiment lointain.

Un busard.

Cet arbre qui ressemble tant à un manguier.

La façade claire, et nous posés ici dans la lumière et la paix de ce lundi pascal.

« Je t’ai manquée, mamie ! »

*

Midi, midi exactement. L’ombre du taureau donne l’heure exacte où l’on coïncide avec le moment et le lieu. C’est cela, l’ombre du taureau : mieux qu’une menace, quelque chose de sauvage tapi dans le creux des clartés. Une certaine manière de laisser circuler les sèves, les sons, les saisons, le vent, les nuages et l’eau. Une certaine manière de faire des bulles, de parler ou de se taire, de déraper sur les cailloux blancs, de rester immobile. Une certaine façon de laisser venir la jument blanche et le poulain noir au milieu de cette page blanche striée de noir où ils trouvent naturellement leur place, où tout trouve naturellement sa place. Une manière de se poser sans prendre la pose, sans relâche ni faux-semblants. Une façon de se mettre à l’écoute des couleurs, de regarder les sons, d’aller voir de près ce qui demande à être vu de près (et puis, plus tard, d’y revenir de loin).

Midi − et, c’est exact, on reçoit un coup sur la tête, tout s’immobilise, et l’on regagne l’ombre.

*

Midi, midi passé. Jeu de tableau vivant et de chaises musicales, comme dans un ballet de Pina Bausch qu’on verrait au ralenti ou comme dans les tableaux de Hopper (qui ne sont pas tristes mais avant tout incroyablement lumineux). Ma mère tente la lisière, mi-ombre mi-soleil face aux prés. Je choisis naturellement l’ombre, en plein courant d’air devant le grand champ au portail ouvert. Nathalie reste seule sur la terrasse au soleil avec la chatte sur les genoux. Les enfants et leur grand-père partent en promenade.

Cri toujours obstiné des tourterelles, à droite, derrière, devant, en léger différé, qui se mêle au coassement discret des grenouilles.

Je tente la lecture de cette partition que m’offrent, sous ce jeune tilleul aux couleurs à peine printanières, les ombres et les lumières – partition qui répète en notes bien contrastées la chanson d’une renaissance perpétuelle et provisoire. Le poulain noir et la jument blanche se serrent l’un contre l’autre, et il y a dans cette image-là (nullement inventée, pas poétique ni symbolique, mais donnée par les circonstances) quelque chose de doux et de mystérieux, sans emphase. Il y a aussi par là-bas une très belle perspective avec de grands buis qui émeuvent, un chemin clair, un portail vert ouvert sur un champ vert avec plus loin les arbres frêles, le ciel bleu pâle et l’horizon à peine voilé de blanc.

Grâce au vent on n’oublie pas la précarité de cette paix, on ne se vautre pas dans l’oubli, on reste vigilant − ce « on » n’inclut peut-être pas Nathalie, que je vois dodeliner de la tête et s’affaisser en plein soleil dans ce qui ressemble finalement à une vraie sieste.

Allongée dans l’herbe, la tête entre les mains, ma mère observe en silence la jument blanche avec son poulain noir pendant qu’un chardonneret en parade fait à lui seul tout un carillon et que Nathalie ainsi dort au soleil.

Les mêmes gestes, la même geste d’un bout à l’autre des trois règnes ; les mêmes jeux d’ombres et de lumière, d’attention et d’abandon, de construction et de destruction, et cette enfance que l’on retrouve peut-être au bout du compte, quand on a fini de compter, quand on sait par tous les pores de la peau que les jours sont comptés et qu’on l’accepte, et que c’est sans pesanteur.

*

J’avais totalement oublié ces lignes griffonnées ce jour-là en Camargue. J’avais oublié la jument et son poulain. Je revois maintenant l’arrivée dans ce mas loué pour une semaine, les provisions qu’on sort, les sacs, le riz de Camargue, la chasse aux œufs, les jeux des petits, les longues marches à travers la sansouire, les flamants, la basse continue du vent et les repas ensemble. Plus jamais ensemble désormais. Et cette Camargue-là est bien plus lointaine que la Guyane, inaccessible à jamais. Les photographies ne me font plus mal. Les vidéos sont des leurres qui ne me blessent pas. Mais cette page du carnet relue sans que je m’y attende, et tout ce vide, cet incompréhensible vide maintenant entre elle et moi : quel vertige, n’est-ce pas.

9 avril 2012, Pâques (et avril 2015)

 

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