D’où tu viens ?
(L’éloignement)
à Léo
De pays étrangers
d’un peuple de pêcheurs
de paysans de maraîchers d’ouvriers
d’une cohorte de petites gens courbés sous le soleil
du labeur quotidien
d’un noyau de douleur
de vies gâchées
du fléau rebattu des guerres
du cercle coupant
des malédictions perpétuées
D’où tu viens ?
Du silence cinglant des sentiments niés
de cet esprit calleux des campagnes
qui ignore la sagesse du roseau et ne croit
qu’en la force du chêne
du tranchant des pierres
que lançait autrefois le grand-père
sur ton propre grand-père, enfant
quand lui venait l’envie de redresser la tête
de la terreur de ton arrière-grand-mère
jetée dans le train par sa mère à sept ans
des portes qui claquent
de la vaisselle cassée
(l’alcool et la rancœur faisant mauvais ménages)
D’où tu viens ?
D’un sol sec
d’une terre dure
piétinée amendée pendant
quatre générations.
*
Manolo, ton arrière-grand-père espagnol, avait choisi l’exil
pour fuir la dictature ou juste pour partir
(lui rêvait d’Amérique du Sud, elle ne voyait pas si loin –
ce fut la France
ta mère héritera de son désir déçu)
à la mort de son père il fallut travailler
il n’avait que neuf ans, la mère était sévère
dans le nouveau pays l’attendaient la misère
le travail dans le bois, les vignes
l’accident
Rosa, ton arrière-grand-mère, avait d’abord connu
une enfance choyée
jusqu’à la mort de sa mère
(la faute du docteur, disait-elle)
puis celle de son père
Elle n’avait que quinze ans
éleva dignement ses frères et ses sœurs
supporta tout le poids du travail
avant d’épouser ton arrière-grand-père
(tu viens aussi d’une aubade cacophonique
avec mandoline et fausses notes)
quand elle commença à perdre la vue
elle refusa le docteur
Je les revois tous deux
dans cette coque de noix de l’avenue d’Annecy
au bout de leur naufrage
j’entends encore la dernière chanson
et ta mère se souvient des soirées auprès d’eux
tu viens de leur amour.
*
Roland, ton arrière-grand-père italien, avait choisi l’exil
pour fuir la pauvreté, les vieilles haines
carcasses de poissons pourrissant
sur les berges du lac de Trasimène
Dans son français invraisemblable
il racontait encore il n’y a pas si longtemps
son tout premier baiser à grand-mamie Fernande
(la fillette, dix ans, gardait ses cochons blancs
dans la verte campagne aux parfums affligeants
il est venu, l’a embrassée
elle l’a regardé et puis sans hésiter
l’a chassé d’une volée de pierres !)
Que ce paysan pauvre ait pu finalement
gagner la main de la fille des pêcheurs
n’est que le premier geste d’une longue série de ces gestes
par lesquels on parvient à fléchir le destin
Dans le nouveau pays l’attendaient la misère
l’humiliation
la nostalgie
(cinquante années plus tard : « chez nous, en Italie… »)
dans le pays nouveau l’attendaient
ceux qui aident
ceux qui exploitent
tant de luttes pour conquérir
le confort matériel
et permettre plus tard que s’épanouissent enfin
les enfants
les petits-enfants
et ces arrière-petits-enfants
qu’on serre dans ses bras sans en croire ses yeux.
Sur son lit de mort ma grand-mère
trouve encore la force d’évoquer
son premier vrai lit
dans lequel elle avait tout bonnement
pissé de contentement
dans la chambre mortuaire où gisait son mari
elle disait qu’ils l’avaient gagné quand même
ce combat de leur vie
tu viens de leur courage.
*
Et tu viens d’où je viens
d’une histoire d’enfant apeurée
trahie
meurtrie
on ne peut en dire plus
mais tu la vois à onze ans
rentrer à l’internat en traînant son broc blanc
tu la vois dans le miroir du livre
tu l’entends quand je parle
elle gardera toute sa vie
comme une force et une blessure
cette « sensibilité » (dit-on)
qui fait pleurer quand les autres rient
de la bête qu’on torture
qui fait crier (et c’est drôle !)
quand l’imprévu surgit sous forme d’araignée
qui fait s’indigner des paroles ignobles
qui fait d’instinct se ranger du côté des parias
qui ouvre grand les portes
du poème et du cœur
elle est de la famille des « nerveux »
« cette famille magnifique et lamentable
qui est le sel de la terre »
à fleur de peau la vie à vif
elle gardera toujours cette « nervosité »
que la tendresse de ton grand-père apaisera
sans jamais l’amollir
cette nervosité
à ton père transmise
et qui vibre à présent
comme un tremblement de la main
comme un flux souterrain
tout au long de ces lignes que j’écris
pour te dire d’où tu viens.
*
Tu viens
de mots rentrés
de rancœurs
d’humiliations
de tristesses
dépassées
peu à peu par
le courage
la beauté
et l’amour
qu’on ose enfin
suivre
qu’on ose enfin
laisser
parler
Tu viens de l’île qui émerge au bout du naufrage
tu viens du miracle des rencontres
d’un espace gagné sur l’exil
sur les mots tus sur les mots durs
tu viens de la forêt profonde qui nous entoure
et nous comprend
de ces montagnes que tu ne connais pas encore
et qui te porteront
tu viens de l’au-delà du peuple et de la vaste peine
tu viens du grand amour qui a donné sa forme
au monde chaotique
Éros et Thanatos, Ouranos et Cronos
penchés sur ton berceau
tu viens fragile et nu
offert au Temps non pas en sacrifice
mais en geste d’amour
et gage de confiance
Où tu vas ?
D’où tu viens.
De l’amour vers l’amour
emporté par l’amour
qui seul brise le cercle
des malédictions perpétuées
Tu viens de cet amour
infini
pour trouver à ton tour
jeune lion rugissant
le chemin de ta liberté
et transmettre
la force de l’amour
qui nous emporte
et nous relie.
© éditions Mutine 2014
Retour en Camargue deux ans après, à nos limites…
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.