La beauté vue de loin (Camargue, avril 2012)

D’où tu viens ?

(L’éloignement)

à Léo

De pays étrangers

d’un peuple de pêcheurs

de paysans de maraîchers d’ouvriers

d’une cohorte de petites gens courbés sous le soleil

du labeur quotidien

d’un noyau de douleur

de vies gâchées

du fléau rebattu des guerres

du cercle coupant

des malédictions perpétuées

D’où tu viens ?

Du silence cinglant des sentiments niés

de cet esprit calleux des campagnes

qui ignore la sagesse du roseau et ne croit 

qu’en la force du chêne

du tranchant des pierres 

que lançait autrefois le grand-père

sur ton propre grand-père, enfant

quand lui venait l’envie de redresser la tête

de la terreur de ton arrière-grand-mère 

jetée dans le train par sa mère à sept ans

des portes qui claquent

de la vaisselle cassée

(l’alcool et la rancœur faisant mauvais ménages)

D’où tu viens ?

D’un sol sec

d’une terre dure

piétinée amendée pendant

quatre générations.

*

Manolo, ton arrière-grand-père espagnol, avait choisi l’exil

pour fuir la dictature ou juste pour partir 

(lui rêvait d’Amérique du Sud, elle ne voyait pas si loin –

ce fut la France

ta mère héritera de son désir déçu)

à la mort de son père il fallut travailler

il n’avait que neuf ans, la mère était sévère

dans le nouveau pays l’attendaient la misère

le travail dans le bois, les vignes

l’accident

Rosa, ton arrière-grand-mère, avait d’abord connu 

une enfance choyée

jusqu’à la mort de sa mère

(la faute du docteur, disait-elle)

puis celle de son père 

Elle n’avait que quinze ans

éleva dignement ses frères et ses sœurs 

supporta tout le poids du travail

avant d’épouser ton arrière-grand-père

(tu viens aussi d’une aubade cacophonique

avec mandoline et fausses notes)

quand elle commença à perdre la vue

elle refusa le docteur

Je les revois tous deux 

dans cette coque de noix de l’avenue d’Annecy

au bout de leur naufrage

j’entends encore la dernière chanson

et ta mère se souvient des soirées auprès d’eux

tu viens de leur amour.

*

Roland, ton arrière-grand-père italien, avait choisi l’exil

pour fuir la pauvreté, les vieilles haines 

carcasses de poissons pourrissant

sur les berges du lac de Trasimène 

Dans son français invraisemblable

il racontait encore il n’y a pas si longtemps

son tout premier baiser à grand-mamie Fernande

(la fillette, dix ans, gardait ses cochons blancs

dans la verte campagne aux parfums affligeants

il est venu, l’a embrassée

elle l’a regardé et puis sans hésiter

l’a chassé d’une volée de pierres !)

Que ce paysan pauvre ait pu finalement

gagner la main de la fille des pêcheurs 

n’est que le premier geste d’une longue série de ces gestes

par lesquels on parvient à fléchir le destin

Dans le nouveau pays l’attendaient la misère

l’humiliation

la nostalgie

(cinquante années plus tard : « chez nous, en Italie… »)

dans le pays nouveau l’attendaient 

ceux qui aident

ceux qui exploitent

tant de luttes pour conquérir

le confort matériel

et permettre plus tard que s’épanouissent enfin 

les enfants

les petits-enfants

et ces arrière-petits-enfants

qu’on serre dans ses bras sans en croire ses yeux.

Sur son lit de mort ma grand-mère

trouve encore la force d’évoquer 

son premier vrai lit

dans lequel elle avait tout bonnement

pissé de contentement

dans la chambre mortuaire où gisait son mari

elle disait qu’ils l’avaient gagné quand même 

ce combat de leur vie

tu viens de leur courage.

*

Et tu viens d’où je viens

d’une histoire d’enfant apeurée

trahie

meurtrie

on ne peut en dire plus

mais tu la vois à onze ans

rentrer à l’internat en traînant son broc blanc

tu la vois dans le miroir du livre

tu l’entends quand je parle

elle gardera toute sa vie 

comme une force et une blessure

cette « sensibilité » (dit-on)

qui fait pleurer quand les autres rient 

de la bête qu’on torture

qui fait crier (et c’est drôle !)

quand l’imprévu surgit sous forme d’araignée

qui fait s’indigner des paroles ignobles

qui fait d’instinct se ranger du côté des parias

qui ouvre grand les portes 

du poème et du cœur 

elle est de la famille des « nerveux » 

« cette famille magnifique et lamentable 

qui est le sel de la terre »    

à fleur de peau la vie à vif

elle gardera toujours cette « nervosité »

que la tendresse de ton grand-père apaisera

sans jamais l’amollir

cette nervosité

à ton père transmise

et qui vibre à présent

comme un tremblement de la main

comme un flux souterrain

tout au long de ces lignes que j’écris

pour te dire d’où tu viens.

*

Tu viens

de mots rentrés

de rancœurs   

d’humiliations

de tristesses

dépassées

peu à peu par

le courage

la beauté

et l’amour

qu’on ose enfin

suivre

qu’on ose enfin

laisser 

parler

Tu viens de l’île qui émerge au bout du naufrage

tu viens du miracle des rencontres

d’un espace gagné sur l’exil 

sur les mots tus sur les mots durs

tu viens de la forêt profonde qui nous entoure 

et nous comprend

de ces montagnes que tu ne connais pas encore

et qui te porteront

tu viens de l’au-delà du peuple et de la vaste peine

tu viens du grand amour qui a donné sa forme 

au monde chaotique

Éros et Thanatos, Ouranos et Cronos

penchés sur ton berceau

tu viens fragile et nu

offert au Temps non pas en sacrifice

mais en geste d’amour

et gage de confiance

Où tu vas ?

D’où tu viens.

De l’amour vers l’amour

emporté par l’amour

qui seul brise le cercle 

des malédictions perpétuées

Tu viens de cet amour

infini

pour trouver à ton tour

jeune lion rugissant

le chemin de ta liberté

et transmettre

la force de l’amour

qui nous emporte 

et nous relie.

 

© éditions Mutine 2014

 

 

 Retour en Camargue deux ans après, à nos limites…

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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