Paris, pour apprendre (juillet 2015)

LA VIGIE DU XIVe

Parisjuillet201509

La lumière blanche sur la façade blanche de l’immeuble bourgeois unifie les surfaces de la pierre et du ciel, séparées seulement par la chaîne de montagnes rectilignes du toit. Le ramier y roucoule, posé à sa place habituelle sur l’antenne en forme de flèche. Les abeilles vont de balcon en balcon (il y en a une qui vient de se poser sur le bambou que le vent du cinquième étage fait trembler), tissant dans ce monde minéral des liens vivants mais discrets.

 

Ici on vit plus près du ciel, à hauteur de ramiers, de nuages, de cheminées, d’antennes, aux premières loges pour regarder tourner les ombres des martinets (il y a quelque chose ce matin d’un peu menaçant dans la régularité raide de leur vol qui évoque une patrouille de mirages en mission de surveillance ou de guerre).

 

Lumière blanche parfois éblouissante, nuages blancs, façades blanches, martinets noirs, le ramier couleur du toit est un intermédiaire plus rassurant.

 

Ici on peut imaginer une autre vie, celle d’avant, d’à côté ou d’après, celle où je ne serai plus la vigie d’un hameau de montagne mais d’un arrondissement de Paris – et ce ne serait au fond  pas tellement différent.

 

Comme nous sommes en juillet la fenêtre est ouverte en grand, à deux battants, ce qui crée un espace où dehors et dedans se mêlent comme la mer et la terre sur l’estran (ou comme un intérieur de Bonnard). Les livres qui couvrent jusqu’au plafond les murs sont comme des falaises où nichent les oiseaux de mer, et je suis moi-même, assis à la fenêtre, cet oiseau habitant la falaise de l’immeuble. Livres, nuages et cheminées se mélangent dans les reflets des vitres.

 

Au premier plan les plantes du balcon, un peu racornies, luttent comme elles peuvent contre la bichromie minérale de la ville, et prennent bien la lumière et le vent (petit frémissement, dentelles et nervures dans le contre-jour).

 

Au second plan (blanc) les fenêtres d’en face ne laissent presque rien voir des intérieurs (une plante, une chaise, une silhouette qui s’affaire au ménage) mais renvoient leurs reflets : d’autres fenêtres, d’autres balcons avec d’autres plantes vertes.

 

Tous les cris montent et se mêlent : les cris des bébés dans les appartements ouverts, les rires des rares enfants qui jouent, les cris graves des ouvriers qui travaillent en bas dans la rue que je ne vois pas (il faudrait se pencher, braver le vertige), le mugissement des sirènes, le cliquetis des outils, le fracas d’un marteau-piqueur, le roucoulement du ramier et, tout là-haut et montant encore, les cris aigus des martinets.

 

Tout cela finit par faire comme une rumeur de mer, avec des cigales même… beaucoup de cigales aussi, ici, en plein soleil…

 

On est au cœur de la ville, et pourtant à distance. On ne voit que les toits, le ciel, et il suffit de rabattre et de clore la fenêtre à double vitrage pour ne plus rien entendre. Le monde existe ni plus, ni moins qu’ailleurs : on sent bien ce mouvement de bascule de la Terre à cause du vent dans le bambou, des ombres qui tournent autour des cheminées comme autant d’horloges solaires, et des changements de couleur du ciel (qui a viré lentement au bleu pâle). En barque ou en paquebot, on avance quand même, à peu près au même rythme.

 

Renverse la tête en arrière, et laisse ton regard partir dans cette direction que désigne la flèche de l’antenne et que parcourent les martinets noirs : ciel sans mémoire, sans autres ombres que ces faucilles.

 

Le gros ramier roucoule, qui a regagné le poste de guet de l’antenne en forme de flèche sur l’arête grise du toit d’en face.

22 juillet 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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