Paris, pour apprendre (juillet 2015)

LUMIÈRE DE BONNARD

Parisjuillet201507

La lumière déplie l’espace et libère le temps refermé sur lui-même, comme ces jours où, le soleil brillant enfin, l’on brûle soudain d’aller dehors, de profiter du « beau temps » pour marcher, pour vivre plus près du monde. Le temps, alors, se change en espaces de temps, en lieux-moments qui rompent la durée lisse, incolore, pour devenir éclats de hasard, palpitation.

Alain Lévêque, Bonnard, la main légère, Verdier, 2006

Comme si volontairement était piétinée l’obscurité − cette tache, ce chiffon noir aux yeux rouges sous les talons noirs de la femme qui, elle, se pâme dans la clarté du tableau. C’est sa façon à lui, Bonnard, de chanter « rendez-nous la lumière ! » Beaucoup de lumière, donc, émane de la fenêtre, du canapé, du mur et de tout le tableau. Comme la femme il faut se planter bien droit face à la flamme, et recevoir la lumière à s’en pâmer.

 

Au bout du compte à rebours du temps l’éclat de l’amandier en fleurs − la dernière toile, affirmation réitérée de la lumière, de la beauté, où tout s’achève et tout recommence en un fondu blanc.

 

Pourquoi Bonnard me parle tant, parfois ? Pourquoi sa peinture me procure-t-elle, à l’instar de celle de Matisse mais modulée en mineur, tant de joie ? Le beau livre d’Alain Lévêque Bonnard, la main légère (dont je recommande la lecture à tous ceux à qui Bonnard parle un peu, beaucoup ou pas du tout), ce beau livre me le dit à chaque page.

*

« Pourquoi s’intéresser à la mort ? Ne peut-on, sans feindre de l’ignorer, la faire disparaître dans l’expression du vivant ? Sans la nier, sans la conjurer, Bonnard l’écarte. » Il y a là quelque chose de très volontaire, de très conscient, et de très conforme également à ce qui me semble être l’éthique poétique – cette recherche de l’acquiescement qu’évoque, entre autres, Julien Gracq à propos de Breton.

 

Quand Bonnard peint ce « Grand jardin » devant lequel je reste un long moment, « il renvoie à la possibilité d’un pacte ». Il peint un moment de bonheur familial, mais il est « averti du caractère transitoire de la fête familiale qu’il partage d’été en été pendant des années : on le voit à son insistance à confronter les âges de la vie. » Comme Matisse, Bonnard reste figuratif. On peut reconnaître ce qu’il peint, les intérieurs, les paysages, les visages (se promener dans ces tableaux, c’est aussi parcourir le livre d’images de sa mémoire et de la nôtre, se remémorer ou s’inventer des forêts, des banquets, des voyages, des saveurs). Mais l’intimisme familial y est dépassé, non par « le mythe (…) et la poésie de l’éphémère » mais par le « contact avec la nature (…) qu’il approfondit, auprès d’une femme tôt en sursis comme une enfant malade » – Marthe, partout présente, et parfois de façon si morbide.

 

Il y a des ombres autour et dans la lumière de Bonnard, des pâleurs douteuses, un certain terne qui rend rehausse les éclats.

 

« Une Arcadie du simple ? Non, Bonnard ira bien plus loin, jusqu’à rétablir le lien entre le divin et le quotidien… Le monde alentour et la maison elle-même ont gagné une seconde vie qui démultiplie le sentiment de la réalité. »

 

La peinture de Bonnard n’est ni une feinte, ni une fuite devant ce qui nous est donné à vivre. « S’il embellit, c’est en accentuant la vie finie, non en la fuyant. Il suit le courant du temps. Il le maîtrise en s’y abandonnant. Nageur qui pique dans la vague. »

 

Bonnard « s’est donné chaque jour à l’espace et au temps » : « D’abord la promenade, puis l’atelier. Et, prise sur le vif, la note ». Mais il est de ces poètes qui trouvent dans l’espace une manière de desserrer l’étreinte du temps. S’il habite sa maison, ce n’est pas en bourgeois ni en propriétaire mais en locataire, en « jardinier aérien qui (…) sait que le temps est le seul maître des lieux ». Le temps est « assimilé et transmuté en lumière-couleur », et cette blessure qu’il ouvre en nous comme en l’espace, se trouve réparée.

 

« ‘‘Voir, bien voir, voir pleinement’’ (Bonnard), c’est renoncer peu à peu aux visions pour recouvrer le regard d’avant la séparation » – mais c’est là un « éden » sans naïveté, soumis au provisoire.

 

Bonnard « n’éternise pas l’instant, comme les impressionnistes, il ‘‘temporalise’’ l’espace. Plus que la durée, c’est le tissu temporel de l’existence qui devient sensible. Il fait vibrer comme une corde la trame dont les jours sont tissés. Le temps n’est pas arrêté, il est pris. Il bouge ; il miroite ; il continue à travailler chaque chose dans sa couleur. Il est la table à laquelle on s’appuie. Le séjour devient palpable. »

*

Les tableaux sont là, fixes, mais toi tu passes de l’un à l’autre, tu t’assois, tu te relèves, tu t’éloignes, tu te rapproches, tu réintroduis « le temps dans la lecture du tableau », tu apprends grâce à eux « à écouter un flux de vie musicale ». Tes fils sont près de toi, avec leur regard, leur temporalité propres, et vous vous questionnez : qu’est-ce que tu vois ? Tu as vu le chat ? Encore un chat ! Eh dis, il voudrait bien la manger la tarte, le chien… Et cette silhouette courbée sur le sol, tellement prise dans le sol qu’on ne l’avait pas vue ? Oh, mais je le reconnais, celui-là, il vient de chez nous : c’est « Intérieur blanc » !…

*

Assieds-toi un moment à la table du temps.

 

« Le temps n’est même pas arrêté. Il continue de travailler doucement chaque chose, d’en traverser de son fil le ton local. Il est comme la nappe à carreaux chargée de ses fruits vieillissants. Damier rouge, maille, devenue visible, de la conscience de vivre. »

 

Comme un poème de Follain. Comme ce « Chien aux écoliers » (extrait du recueil Exister), par exemple, qui pourrait être un tableau de Bonnard :

CHIEN AUX ÉCOLIERS

Les écoliers par jeu brisent la glace
dans un sentier
près du chemin de fer
on les a lourdement habillés
d’anciens lainages sombres
et ceinturés de cuirs fourbus
le chien qui les suit
n’a plus d’écuelle où manger tard
il est vieux
car il a leur âge.

*

« Si Bonnard appartient à ceux qui donnent le pas, dans la représentation, au ‘‘mystère d’être’’ (Yves Bonnefoy), il ne renonce pas pour autant aux ‘‘aspects de la chose vue’’. Il les inclut au contraire dans sa tentative de suggérer en sa totalité la présence au monde d’un être particulier, le propre de son ‘‘être-là’’, avec son charme, sa candeur, ses joies, ses angoisses, son imperfection et son élan (…) – lumière et ombre mêlées. »

 

La lumière, cependant, domine légèrement. La mélancolie inhérente à cette conscience aigüe du temps se trouve, sinon dépassée, du moins mise au second plan grâce à l’intensité avec laquelle Bonnard considère les scènes de sa vie ordinaire, et qui exclut les outre-mondes, les considérations métaphysiques, les utopies au fond si délétères.

 

« Acquiescement aigu. Soumission active à une vie. »

*

Au bout du compte, se souvenir de la réflexion de Bonnard faite, rappelle Alain Lévêque, « au Louvre, dans la grande galerie au bord de l’eau : ‘‘Ce qu’il y a de plus beau dans les musées, ce sont les fenêtres’’». Appel à regarder par soi-même, sans doute, mais rappel aussi de la nécessité de composer avec ce qu’il nous est donné de voir.

 

« La fenêtre : l’aveu que l’art n’est pas la vie, mais composition vivante. Si la fenêtre revient souvent chez Bonnard, c’est qu’elle marque sa distance, sa lucidité ; le monde extérieur n’est rejoint que dans la représentation qu’il donne (…). Humble, la fenêtre, puisqu’elle indique les bornes de la vision, l’exiguïté de la découpe faite dans la surabondance du sensible, et fière, car elle redit l’effort de l’art pour fixer ce qui échappe.

 

À la fenêtre le monde, un instant, se pose. »

18 juillet 2015

 

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