TCHOUANG-TSEU EN CHARTREUSE
Installé au milieu des ronces et de la neige dans une sorte de cirque entre le mont Outheran (à l’ouest) et le grand Carroz (à l’est), je lis Tchouang-tseu, les jumelles à portée de main. Je passerai la matinée ici, sur ce promontoire (« carro », en savoyard, c’est l’extrémité ; si je continue vers le nord je débouche sur la combe chambérienne, avec ses immeubles, ses routes, sa cohue…).
La petite flèche noire de l’écureuil bondit entre deux pages.
Les falaises ne répercutent que les cris les plus aigus des oiseaux.
Je m’assoupis ; une abeille me réveille, et je regarde avec surprise la neige qui m’entoure, les ronces, la falaise, le cirque.
« Quand les hommes dorment, leur âme entre dans le confusion ; quand ils s’éveillent, leur corps se met en mouvement. » (Tchouang-tseu)
Je repars.
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À l’endroit où les traces du lièvre sont rejointes par les traces du renard, trois gouttes de sang sont restées, rondes et rouges comme des baies.
Le petit écureuil noir passe, très pressé, sans laisser aucune trace.
Chamois, renards, lièvres et écureuils ne sont pas les seuls à écrire dans la neige : les résineux, avec leurs aiguilles, griffonnent des idéogrammes compliqués que ponctuent les cônes de pin ; les feuilles arrachées par le vent trouent la neige de nervures rousses, les arbres animent avec leurs branches d’étranges figures, et leurs troncs tracent des partitions à mille barres dont l’impossible exécution propulserait l’esprit à des hauteurs inouïes.
Ce sont cependant les nuages et le vent qui mènent la danse : le soleil soudain se voile, et on ne peut plus rien lire.
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« L’apparition du Tao ne laisse pas de trace ; il ne disparaît pas derrière un horizon, il n’a ni porte ni chambre, il est grand comme l’immensité de l’univers. Quiconque le rencontre, ses quatre membres deviennent robustes, sa pensée pénétrante, son ouïe fine, sa vision clairvoyante ; il use de son esprit sans fatigue, il répond à toutes choses sans partialité » (Tchouang-tseu encore).
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Les nuages défilent d’est en est, faisant alterner les saisons à une cadence régulière ; peu à peu le rythme s’accélère, les accalmies s’espacent, et l’on se dit qu’il va falloir rentrer.
On n’en prend nullement le chemin.
Mon nouveau refuge est un lit de feuilles mortes, de primevères et de violettes.
Des promeneurs passent et m’agacent: j’ai vingt ans, je n’aime pas les gens, je suis sans indulgence. Sans ce temps instable je monterais le plus haut possible à la recherche des chamois d’hier…
Une souris file quasiment entre mes pieds ; plus loin, c’est un gros mulot gris qui s’affaire. Une taupe creuse sous mon sac, qu’elle soulève légèrement. Puis le vent se lève : une vraie bourrasque vraiment froide plie les arbres et les nuages gris sombre cachent le soleil.
Je referme le livre et repars en direction de la maison.