Les Cruz, avril 1996

 

 

 

LES CHAMOIS

 

 

Je suis sorti de la forêt et remonte la crête : vide à gauche, vide à droite, neige devant, neige derrière – je ne vois plus rien.

Le « grapillon », en savoyard, c’est le raidillon, un chemin à pente bien raide : ce col a été bien nommé, et je n’arrête pas de glisser.

Ici il n’y a plus de traces, si ce n’est celles, à peine marquées, d’un chamois. J’avance sur cette piste blanche, sans autres balises que les flèches incandescentes plantées par le soleil dans la neige. Plus d’oiseaux. Le soleil se fait pesant, presque inquiétant de blancheur. La neige assourdit tous les bruits à mesure qu’augmente l’intensité de la lumière – j’imagine que les fous qui escaladent de très hauts sommets recherchent, avec une intensité accrue par l’effort, l’exploit, l’altitude, le manque d’air, des sensations assez comparables à ce que m’offre cette modeste escapade qui est, pour moi, comme un Himalaya…

La brume qui flotte rend plus insupportable encore la luminosité : je continue, paupières closes.

Le sommet est à quelques pas. La roche y est à nu. Des crottes de chamois jonchent le sol. J’escalade des éboulis, passe devant une petite grotte à l’entrée de laquelle une chauve-souris de glace, accrochée la tête en bas, tombe et se brise. Arrivé côté sud je marche avec grande prudence le long d’un layon sans doute tracé par et pour les chamois. J’ai le vertige. Je regarde le plus loin possible en direction de la vallée, perdue dans la brume bleue.

L’ascension dure encore une demi-heure, par une cheminée glissante. Je dépose religieusement ma pierre au cairn de la crête, regarde un moment le paysage puis commence à redescendre (je sais bien qu’il faut, quand on a atteint le sommet, continuer à grimper : il faudrait pour cela écrire et chanter un poème, peut-être, mais aucun poème ne m’est donné ; je me contente de ces quelques notes qui ne font ni ne feront jamais la moindre symphonie).

L’accident survient trois virages plus loin, juste après une cheminée, et abrège la redescente.

Je fais, en douceur, une agréable glissade de dix ou quinze mètres, qui ne provoque pas la douleur attendue (je ne heurte aucun rocher mais glisse vraiment comme sur un toboggan) mais me fait atterrir au beau milieu d’un troupeau de chamois. Je ne sais pas qui en est le plus étonné. Les bêtes, qui ne m’avaient pas entendu venir et se reposaient en broutant les lichens, se relèvent et détalent en sifflant, le poil hérissé. Salut, vieux frères ! Ne partez pas ! Gaffe aux crevasses !

Cette image de la fuite des chamois, je la garde précieusement en mémoire, bien imprimée, couleurs intactes, souvenir vivant…

Le soleil à présent se couche. Chanson du soir. Encore bien du chemin à faire. Les derniers bourdons se dépêchent, un vent froid s’est levé. Une branche claque au passage d’un pic…

 

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