Les Cruz, avril 1996

 

 

 

PERSONNE

 

 

Il s’appelle Personne et vient de nulle part. De l’aube qui ouvre la montagne, de la crevasse qui crève le calcaire, des scintillations de la neige ou des premiers ruisseaux du dégel.

Il n’est pas impossible que le soleil et la lune soient liés à sa naissance, mais on ne sait rien de certain et on ne peut qu’inventer des histoires. Toujours est-il qu’il est là, plus ou moins là, plus ou moins nommé, problématique, évanescent.

Je le vois encore comme un rêve, un reflet dans la vitre, le dessin d’un visage tracé par le givre dans un moment où il commence à faire trop chaud pour que le givre tienne. Je le vois comme un enfant de douze ou treize ans, mutique et distant, mais les formes par lesquelles il se manifeste sont changeantes.

Il n’a pas de forme fixe et il va au hasard (son but est d’aller sans but, au hasard).

Il marche seul sur la glace.

Il longe les falaises et escalade sans effort ni crampons les parois les plus glissantes.

Personne n’a rien à envier aux chamois, ni aux lièvres variables qu’il rattrape à la course et dont il partage la livrée blanche d’invisibilité, ni aux lynx dont il a la souplesse, les griffes et les dents acérées, la discrétion (du lynx, je n’ai jamais vu que les traces).

L’oiseau peut-être lui échappe car il n’a pas d’ailes. Il se rattrape en imitant son cri.

Quand le corbeau appelle, Personne fait écho. Quand le chamois tombe et se blesse, Personne est près de lui pour le soigner ou l’accompagner dans ses derniers moments.

Son territoire est vaste. Il l’habite tout entier sans jamais en épuiser les trésors, comme la lumière habite la terre sans rien lui prendre mais avec une générosité sans objet.

Personne est ombre et lumière.

Pour attraper les lièvres il connaît toutes les ruses (il n’y pas plus rusé que lui sans doute – il a d’ailleurs de qui tenir, par un de ses ancêtres et homonyme occasionnel plus civilisé et méridional que lui).

Personne connaît intimement chaque animal, chaque fleur, chaque arbre, chaque buisson, chaque rocher, bien mieux qu’il ne pourrait connaître son propre corps, auquel il ne s’identifie pas.

Personne connaît chaque détail de son territoire mais, par distraction, oublie tout à chaque fois que le soleil se couche et doit tout réapprendre lorsque l’aube revient. Personne demeure ainsi comme un enfant, qui sait peu, qui sent tout, qui apprend, retient et oublie vite.

Si un poète est un rêveur plus ou moins doucereux qui ne sait pas où il marche, personne ne l’est moins que Personne. Personne n’est moins bavard que Personne non plus : s’il lui arrive de nommer un pic, il dit : « le pic ». S’il salue la fleur, c’est dans son propre langage parfumé ou en l’appelant « fleur » (à ce jour aucune fleur n’en a jamais été froissée ; il faut vraiment être très maladroit pour abimer une fleur avec des mots…). Si la rondeur d’une colline l’émerveille il ne dira même pas : « ce beau sein rond ». Il la caressera du regard ou du bout des doigts et continuera son chemin.

Le langage que Personne préfère est celui des oiseaux.

 

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