Les Cruz, avril 1996

 

 

 

DERNIER MATIN

 

 

La vallée résonne des coups sourds des pics et des trilles des passereaux. La lumière d’avril se répand sur ce ciel très pâle parsemé de nuages plus pâles encore, entre lesquels tourne un rapace. Un jeune lièvre reste caché à l’abri de son terrier, qui songe cependant à se risquer dehors.

Passe un papillon au-dessus de l’herbe sèche.

Alors, compère, tu le fais ? Tu sors de ton terrier ?

Le soleil bientôt réchauffe les alpages. La terre tremble. 

Quand le vent se lève, tous les corps frissonnent.

Quelque chose passe – je ne sais où, je ne sais quoi. Ce n’est pas seulement le temps, c’est si impalpable.

Battements d’ailes, cloche lointaine, bourdonnements, froissis, cris de la buse, rumeur du vent : quelque chose passe, est passée par ici.

Sur le chemin du retour la neige s’est transformée en boue, et je repense au « chemin boueux » que j’empruntais naguère pour aller au collège.

Sur le chemin du retour ma mère, marchant avec mon père, a pendant quelques instants complètement oublié quelle était sa maison. Ce sont des images bien plus anciennes qui lui sont revenues.

 

*

 

« Lorsque nous scrutons le ciel en tant que ciel et la terre en tant que terre, lorsque nous fixons notre attention sur le principe de la création cosmique sous toutes ses formes, nous nous sentons envahis soudain d’une sorte d’ondulation ontologique formidable et impétueuse. Du coup, le sujet et l’objet s’effacent ; du coup, la nature et l’homme fusionnent ; plus rien au monde à part quelque chose d’invisible et d’impalpable ; quelque chose circule partout et toujours ; quelque chose opère efficacement en tout, sans que personne aperçoive son existence ; quelque chose exerce son influence profonde sur tous les êtres d’ici-bas sans qu’on puisse connaître son nom. »

(Liou Kia-Hway, Tchouang-tseu.)

 

*

 

Je n’ai pas senti que je « fusionnais avec la nature », non. De la nature je fais partie aussi bien que les chamois, les arbres et les pierres, mais la conscience que j’ai de cela comme du reste trace entre elle et « moi » une frontière, illusoire sans doute comme le sont toutes les frontières, mais qu’on n’abolit pas si facilement : la rendre plus poreuse, permettre une meilleure circulation serait déjà beaucoup.

Je n’ai pas eu d’extase spectaculaire qui aurait pu me conduire à jouer ensuite les petits maîtres, les donneurs de leçon, ou pire encore les poètes qui se prennent pour des maîtres et donnent des leçons, sans pour autant assumer la tâche souvent ingrate du maître spirituel qui tente de transmettre quelque chose de l’enseignement qu’il a lui-même reçu.

J’ai pourtant ressenti là-haut, pendant cette première escapade pascale en Chartreuse, une certaine « impétuosité » printanière qui m’a ponctuellement bouleversé, et jme fait dire qu’il faudra bien y revenir…

 

Massif de la Chartreuse, Les Cruz, 5 au 8 avril 1996

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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