Les Cruz, avril 1996

 

 

 

LES ÉPREUVES

 

 

Pendant que j’écris les lignes qui précèdent (tentative malhabile de reprendre le motif d’un texte écrit à douze ans, et qui commençait ainsi : « Il s’appelle Personne et vient de nulle part… »), le soleil continue à réchauffer la terre.

Un gros chien aux yeux transparents vient me voir et me fait fête, mais il est trop gros pour que je n’aie pas un peu peur et c’est avec soulagement que je le vois s’éloigner. Un rongeur que je n’identifie pas se faufile entre les racines d’un sapin. Deux mésanges font leur parade. Le grand concert matinal s’amplifie.

Il n’y a toujours personne.

J’aime ardemment ce paysage de montagne, c’est évident. Je renonce soudain au voyage en Guyane dont je rêvais depuis quelque temps et que j’avais commencé à préparer : cet été, je resterai plutôt sur les hauteurs, quelque part en Savoie, pour marcher, méditer, et prolonger peut-être l’histoire de « Personne ». Pourquoi aller chercher si loin le dépaysement, quand je connais encore si mal mon propre pays, ma propre personne ? La fraîcheur des Alpes me convient en outre bien mieux que la torpeur tropicale, et il n’est sans doute pas indispensable de s’imposer d’emblée une épreuve aussi poisseuse (qui viendra à son heure, quatre ans plus tard…).

Le chien revient. Il est, me semble-t-il, encore plus gros que tout à l’heure, et débordant de tendresse baveuse. Je suis mal à l’aise, fais mine de trouver le cabot sympathique, lui jette un bout de bois et m’éloigne à grands pas. Il me rattrape. Sa propriétaire dieu merci le rappelle. Il s’en va, revient, n’écoute rien, revient à l’assaut, m’arrache le bâton de marche que j’avais si soigneusement choisi et poli…

Le chamane, sur son chemin, comme Orphée aux enfers, se heurte aussi à un gros chien grincheux. Quel chemin garde-t-il, ce gros crétin occupé à mastiquer mon bâton ? Sa maîtresse, tout habillée de rose fluorescent et apparemment dérangée par son chien dans son jogging matinal, arrive enfin et me salue distraitement. Elle ramasse sans scrupule mon bâton de marche et le jette au loin pour récupérer son fichu cabot, qui part ventre à terre en braillant, le rattrape et s’éloigne fièrement avec son trophée entre les dents (je le retrouverai le lendemain sur le bord de la route, évidemment inutilisable).

Je reprends mon chemin en direction du mont Outheran.

 

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