Les Cruz, avril 1996

 

 

 

PREMIER MATIN

 

 

Il fait encore nuit. J’avance entre les sapins, les frênes, les hêtres et de grands blocs de calcaire qui ont roulé de la montagne et ressemblent à des statues brisées. Pas un bruit, pas une voiture sur cette route blanche qui file dans la forêt enneigée. Trilles d’un merle, chaos des éboulis. Ici ou là, quelques herbes et des gerbes de primevères rappellent le printemps. Calligraphie des branches sur la neige. Silence.

Soudain un petit vacarme ébranle la montagne et une grosse pierre roule entre les arbres, puis s’arrête au bord de la route. La poussière et la neige continuent un moment à couler. Un corbeau crie. Silence.

Concert matinal des oiseaux, sifflement du vent, lune presque ronde. La glace crisse sous mes bottes et je me fraie un passage dans la forêt d’épicéas. Tous ces cris d’oiseaux, et pourtant on ne voit rien qui bouge. Une branche tremble parfois, ou la cime d’un arbre…

Marcher vite, sans s’arrêter, pour se réchauffer. Pendant qu’une main tient le bâton, l’autre se réchauffe dans la poche : ça n’empêche pas l’onglée quand je m’arrête pour tracer ces lignes.

Claquement, appel. Un cri résonne contre la falaise et la neige m’éclaircit la voie ; on voit, entre les arbres, les cimes blanches qui s’allument comme des bougies.

Branches luisantes, chanson froide des mésanges, trilles transies.

Marcher vite sur la neige glacée, sans laisser d’autres traces que quelques empreintes légères qui se confondent avec celles des lièvres, ainsi que ces pattes de mouches sur le carnet.

« Bien marcher, c’est marcher sans laisser ni ornière, ni traces » (me souffle Lao-tseu).

Puis la lumière jaillit, comme au premier matin du monde, comme dans toute genèse, ou comme chaque matin : au nord, entre les troncs et les branches noires elle écarte la forêt ; au sud, elle ruisselle sur la falaise ; à l’ouest, la voici qui chatoie sur le sommet gris-rose ; à l’est, le chemin s’ouvre sur les alpages et le col de Cruse, et le paysage s’agrandit jusqu’à la silhouette bleue du Granier que perce le poing pâle du soleil.

La lune s’efface. On entend les battements d’ailes d’un corbeau qui file vers Corbel. Un voile froid traîne encore sur l’horizon.

Le soleil ne réchauffe pas encore, mais la terre craque et l’on sent venir le dégel…

 

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