Les Cruz, avril 1996

 

 

Le Granier 

 

Un paysage change rarement du tout au tout sans crier gare : d’abord les mélèzes se mêlent aux hêtres et aux sapins, il y a de petits cols avant le grand col, des arcosses rabougris avant les derniers pierriers, mille cairns qui annoncent le sommet. De même le voyageur est-il d’abord un flâneur qui s’est peut-être vu contraint d’augmenter le nombre de kilomètres pour pallier son incapacité à retrouver l’intensité avec laquelle l’enfant qu’il fut découvrait naguère le jardin, le bois, la colline d’à côté…

Au sortir d’une adolescence plus livresque que montagnarde, j’ai recommencé à éprouver peu à peu le besoin de renouer avec la nature un lien qui s’était relâché et sans lequel la littérature me semblait illégitime. Les poètes que j’aimais, après tout, ne parlaient que de forêts, de montagnes et de rivages, et j’avais en tête cette phrase lue dans Tchouang-tseu sur laquelle je n’allais cesser de revenir : « Si les forêts et les montagnes sont bonnes pour l’homme, c’est parce que l’esprit de celui-ci n’est pas de force à triompher de son oppression intérieure… »

Mon attirance pour ce « dehors » qui m’appelait était donc en partie littéraire et procédait peut-être d’un désir d’imitation plus que d’un rapport authentique à cette montagne que je côtoyais pourtant depuis l’enfance. Pour autant – et peut-être précisément parce que j’avais passé mon enfance dans un pays de montagne dont je gardais enfouies en moi, à faible profondeur, comme des graines prêtes à éclore dès que le temps redeviendrait favorable, toutes les sensations – cette posture masquait, à peine, un véritable désir.

J’étais comme un mécréant insatisfait qui, désireux de trouver la foi, aurait décidé de s’habiller et de se comporter comme un prêtre ou un moine, et qui aurait été finalement stupéfait de rencontrer Dieu (j’avais lu chez Rousseau une idée de ce genre). Disons, pour résumer ce jeu de miroir compliqué, qu’un certain goût du lettré que j’étais pour le « sauvage » m’avait tôt poussé vers la littérature qui l’exprimait, puis qui me l’avait fait oublier avant de m’y ramener.

J’avais vingt ans et c’était le début de printemps. Mes retrouvailles avec le monde extérieur avaient déjà trouvé leur lieu en Bretagne (je m’étais empressé d’en faire un livre), mais j’avais soif de montagne. Quand mes parents ont parlé de louer une petite maison en Chartreuse pour Pâques, je me suis empressé de les rejoindre : renouer avec les Préalpes, c’était aussi renouer avec les randonnées de l’enfance, et ce serait tellement plus doux de le faire avec eux dont, tant pis pour Œdipe, ma fierté et autres foutaises, je ne m’étais jamais éloigné. Avant d’autres séjours plus longs, plus solitaires (dont celui que j’ai raconté dans Le grillon de l’automne devait être un point d’aboutissement), cette escapade serait une première étape.

 

 

Les Cruz : mille mètres d’altitude, une gorge assez étroite au sud de Chambéry, à l’ouest du mont Granier, à l’est des Échelles, dans la commune de Corbel (le corbeau). Une table d’écolier me servirait de bureau. À la fenêtre – il n’est même pas nécessaire de fermer les yeux pour revoir cela – des sapins hirsutes, l’alpe dénudée, les dernières plaques de neige grise, et quelques moutons. Le jour se lève sur la vallée brumeuse. Léger vent d’est, il fait froid, il fait vif. Comme il me tarde de me mettre en marche, comme j’ai hâte d’y retourner : voilà, ça palpite, je suis parti…

 

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