Vigie, mars 2021

 

 

 

Le rocher

 

 

Vigiemars2021 03

 

 

Il y avait naguère en Guyane, au bord de ce sentier du Rorota où je me suis si souvent promené, un grand rocher qui s’avançait comme la proue d’un navire au-dessus de la canopée et donnait au-delà sur la plage dorée, l’océan jaunâtre. J’aimais m’y installer en compagnie de Patawa pour guetter les iguanes, les paresseux ou les vols de becs-en-ciseaux…

Lorsqu’en remontant j’ai vu ce rocher-là juste au dessus du Nant, il m’a semblé inévitable d’aller m’y asseoir, malgré l’humus détrempé qui couvre ici le rocher, malgré surtout l’averse de neige fine qui commençait à s’abattre sur nous et qui rendait la rapprochement avec la Guyane tout de même hasardeux.

 

Me voici donc embusqué au-dessus du torrent, seul en compagnie de Rimski, des fantômes du passé et de celle qui n’est pas là mais qui est là quand même.

Rimski dévale la pente du ravin, glisse dans la glaise, fait des cabrioles dans les feuilles, s’avance jusqu’au torrent puis remonte le plus vite possible se coller contre moi. On s’adosse l’un à l’autre. Les branches des sapins blanchissent. Le vacarme du torrent en contrebas ne couvre pas le petit crépitement de la neige. Rimski cherche la caresse qui apaise, qui sèche aussi, caresse entre mammifères pas si étrangers l’un à l’autre que cela au fond, caresse d’entraide et de complicité ; puis il repart fouiller parmi les feuilles, revient chercher ma main, accapare mon attention déjà bien focalisée sur lui.

Le monde, pendant ce temps, blanchit de plus belle. Quel excellent poste d’observation pour le regarder en proie à ce qui n’est pas un vieillissement mais un embellissement accéléré : quand je suis arrivé la pente du ravin était brune, la voici comme couverte d’écume. Les flocons sont si fins et si serrés qu’ils rebondissent au sol où ils forment peu à peu une couche de petites billes dures, brillantes et blanches comme la grêle mais en plus léger, plus erratique – on pense plutôt à des papillons ou des pétales.

 

Vacarme et grésillement au dehors, puis le silence qui s’installe au-dedans.

 

Avant de sortir j’avais la tête pleine de turbulences, et le sentiment d’avoir tant à faire qu’il était déraisonnable de m’octroyer cette promenade ; mais on n’a pas le choix de sortir ou non quand on vit avec un Samoyède… À peine ai-je pénétré dans ces bois, à peine ai-je commencé à me laisser aller au plaisir de la marche, que j’ai senti avec une évidence rassurante que j’avais l’après-midi, le printemps, la vie même devant moi, et absolument rien d’autre à faire que d’être là et de marcher avec mon chien et mes fantômes. Je sais que ce genre de détente peut se produire quand on part en balade, mais ce n’est pas systématique et, lorsque cela m’arrive, j’en suis toujours aussi étonné.

À un certain moment, juste avant d’arrive sur ce rocher, Rimski s’est éloigné et je me suis caché derrière un arbre comme je le fais de plus en plus souvent avec lui. Il ne savait vraiment plus où j’étais et, après un temps d’attente qui m’a paru interminable car je craignais qu’il ne se soit enfui, je l’ai vu passer ventre à terre devant mon arbre, visiblement affolé. Heureuses retrouvailles. Il paraît que c’est un bon exercice à faire avec son chien pour améliorer le « rappel naturel », mais j’y vois surtout un de mes jeux d’enfant préférés…

 

 

Ce contenu a été publié dans 2021. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.