Le temps des voyages est fini
Bien des gens ne partent en vacances que deux ou trois semaines dans l’année, plus ou moins loin de leur domicile habituel. J’ai fait et je ferai ainsi moi aussi, mais je constate qu’en ce qui me concerne, c’est toutes les semaines que je pars en vacances, et même presque tous les jours. Il suffit que je vienne ici, au bord de cette crique où l’eau cascade en toboggan jusque dans un creux où les enfants se baignent en été, pour être aussitôt « en vacances ». Je m’assois sur la grève et fais des ricochets dans l’eau dorée pendant que Rimski patauge, attrape une branche qu’il secoue en grognant, aboie après les remous et les reflets, fait des bulles.
Le temps des voyages est terminé. Ce n’est pas seulement à cause de la pandémie, ni une question personnelle : désormais, on ne peut plus partir en toute innocence dans nos voitures ou nos avions en polluant la planète sans vergogne. L’ailleurs se trouve, comme le disait Nicolas Bouvier en se projetant au temps où il serait bien vieux, juste au bout de nos jardins. Notre civilisation tout entière est vieille. Il faut qu’elle se calme, qu’elle se repose, qu’elle s’assoie au bord de l’eau. Je sais que je ne repartirai plus, que je n’irai pas finir mes jours dans quelque ancienne colonie, et cette pensée m’apaise. C’est ici qu’il me faut continuer à créer une bulle de protection et d’entraide…
Le vacarme de l’eau cependant emporte les aboiements du chien blanc. Parfois une demoiselle d’un bleu électrique traverse le vert. Au-dessus de nous la voute des arbres se referme un peu plus chaque jour : on ne voit plus du ciel qu’un serpent bleu pâle, projection céleste du tracé du Gelon.
J’affole Rimski avec l’écho de ses propres aboiements. J’arpente mon petit paradis, me risquant un peu dans l’eau froide en l’éclaboussant. Puis un petit écureuil noir saute de branche en branche au-dessus du Gelon, ranimant dans ma tête des souvenirs de singes qui se dissolvent dans les eaux miroitantes du présent.
