Vigie, juin 2021

 

 

 

Sur le Chemin des Chevaliers

 

Vigiejuin2021 04 

 

Ayant eu au réveil l’intuition, le besoin, le désir impérieux d’écrire au plus vite – dès cet été – une série de livres « à l’abade » (entre deux gares, en Camargue, à Paris sur les pas de Réda, etc. – avant que Lionel Bedin ne vienne plaisamment doucher mon enthousiasme !), j’ai compris que je ne pouvais pas commencer une aussi belle journée en effectuant la même promenade que d’habitude, et qu’il me fallait, pour alimenter le futur volume « à l’abade avec mon samoyède », du nouveau. Rimski était en pleine forme et manifestait son envie de jouer en déchiquetant un rouleau de papier toilette dans le jardin. Après une séance de course-poursuite, nous avons pris la voiture jusqu’au Bourget en Huile pour parcourir ensemble le très joli sentier dit « des Chevaliers de l’Huile », qui suit le Gelon sur deux kilomètres jusqu’aux marais du Pontet et effectue une boucle en revenant par les hameaux d’en haut ; sentier fait cent fois, mais jamais avec Rimski – et, donc, sentier tout neuf.

Il est de bon ton de critiquer les aménagements tels que panneaux indicateurs, pontons, barrières, etc., qui rappellent partout que la « nature » a été assimilée par la « culture ». Pour ma part, ce n’est pas seulement que je les apprécie parce qu’ils sont pratiques : je les trouve touchants. Ils m’émeuvent. Ils parachèvent même, quand ils sont aussi réussis qu’ils le sont ici, la beauté paisible du lieu.

Il y a d’abord ces portillons de bois bien soignés, indispensables à la cohabitation entre élevage et promenade, qu’on ouvre, qu’on referme et qui marquent à chaque fois un seuil. Comme ils sont assez nombreux au départ du Bourget (il faut bien en ouvrir et en refermer une dizaine), cela donne quelque chose de solennel à notre départ. On ne peut pas ignorer qu’il se passe quelque chose, qu’on entre dans une nouvelle étape de notre vie !

Il y a ensuite, pour franchir plusieurs fois le Gelon qui est ici une rivière étonnamment étale qui glisse avec lenteur entre les arbres dans un cadre parfaitement bucolique (même le chevreuil qui vient de passer, distrayant Rimski de sa passion pataugeuse pour l’eau, ne semblait pas pressé), il y a ensuite ces petits ponts de bois qui permettent de regarder les truites et toute cette vraie vie que mon chien ne sait pas encore distinguer des simples remous car, à ses yeux, tout ce qui bouge est vivant.

On passe le dernier pont, on quitte le petit bois, et l’on emprunte le sentier sur pilotis qui s’avance entre les joncs et m’évoque aussitôt les marais de Lavours, dans l’avant-pays savoyard, où j’aimais tant me promener autrefois et où j’ai soudain grande envie de retourner. Rimski marche prudemment sur les lattes ajourées jusqu’à la première plate-forme d’où l’on observe la petite Camargue de la gouille. C’est un voyage dans le temps, où l’on rêve au passé marécageux de la Vallée, à l’époque encore toute proche où la montagne était déboisée jusqu’aux crêtes et toute notre Vallée peuplée bien davantage. On marche sur la terre spongieuse, on admire les sphaignes phosphorescentes à la pousse si lente, puis on continue avec, en tête, l’image du petit Clément qui avait glissé ici et, s’étant relevé couvert de boue, ne savait trop s’il devait rire ou pleurer : il avait commencé par rire avant d’éclater en immenses sanglots…

Si l’on s’arrête la terre s’enfonce, et l’on se retrouve rapidement avec les pieds trempés. C’est probablement la meilleure époque et le meilleur moment de la journée pour profiter de cette balade. L’air doux et humide résonne de mille clameurs de passereaux, et l’on entend aussi au loin le coq du Bourget. Odeur de tourbe et de vase, odeur aigre du bois frais dans les portions du ponton récemment refaites, odeur d’herbe coupée.

M’émeuvent encore ces panneaux d’informations destinés aux enfants. Il est tellement nécessaire de leur apprendre à voir, de nous réapprendre à nous tous à voir – à voir par exemple l’admirable spectacle de ces épilobes blancs ou roses qui encadrent le sentier vert juste avant que celui-ci ne s’enfonce à nouveau dans la forêt.

C’est une toute autre forêt, assombrie par les grands épicéas. Le sentier est large et souple, entrecoupé de rus dont on a de la peine à ne pas dire qu’ils chantent – et c’est vrai que tout chante, ici. Un bruit de bois affole Rimski, comme si quelqu’un tapait sur un tronc avec une branche : probablement un cervidé qu’on ne voit pas. On continue, plus tendus, très attentifs. Je vois bien à quel point la découverte d’un sentier inconnu ravit Rimski, et me ravit du même coup puisque le sentier m’apparaît à moi aussi comme neuf. Rimski cette fois-ci a vu le chevreuil, ou le cerf, et tente de s’échapper ; la longue longe le retient et le ramène sur le droit chemin.

On retrouve le Gelon. Clarines en lisière, puis voici cette partie de la forêt plus escarpée qui est ma préférée, parce qu’on se croirait à l’Orgère, parce que l’exploitation forestière y est restée discrète, parce que la mousse est plus profonde, le sentier plus étroit, et parce que j’aime beaucoup cet équilibre entre, à main gauche, le son des clarines, les meuglements des vaches, les bruits de la scierie qui rappellent que la Vallée est encore occupée par les hommes, les images du marais qu’on aperçoit encore entre les troncs, et à main droite ces sensations montagnardes.

Une grive musicienne déploie tous ses talents dans ce qui est pour elle, indubitablement, l’amphithéâtre d’une salle de spectacle, et je l’écoute alterner sifflements et roulements ; une vache en écho semble lui répondre. On monte dans ce haut lieu de l’activité minière, slalomant entre les trous laissés par la fabrication du charbon de bois – deux cents ouvriers travaillaient ici vers 1840. Mais quand je vois cet amoncellement de rochers, ce n’est pas tant aux mines que je pense qu’à un certain coin de Guyane où j’observais naguère les coqs de roche…

Oh les merveilles de ces mousses ! Il y en a de toutes sortes : en étoiles, en petits filaments vaporeux, en plaques rases mêlées aux lichens et aux jolis cœurs de l’oxalis, petite oseille sauvage qui recouvre le sous-bois. C’est ici qu’Élodie et moi fîmes, l’an passé, une cueillette de calament, lors de l’un de ces pique-niques clandestins qui faisaient le sel de nos rencontres – une souris minuscule avait sauté près de nous… Le col du Champet est à cinq kilomètres depuis les Brûlins (860m). Voici mon deuxième lieu préféré, où le sentier descend jusqu’à un autre petit pont après lequel je retrouve un beau houx tout brillant que j’aime saluer – comme autrefois ce figuier étrangleur au fond de la Mirande, en Guyane. Rimski en profite pour se tremper les pattes. Il fait sombre. Je suis tenté d’emprunter cet autre sentier qui monte vers les crêtes, que je ne connais pas mais sur lequel Rimski s’est engagé sans me demander mon avis et où je le suis sur quelques mètres pour lui faire plaisir, parce qu’il a senti une piste qui l’inspire et que c’est bon de bifurquer – ici c’est permis et on ne risque pas d’éroder le terrain tant sont rares les passants.

Vacarme du torrent.

Rimski me promène sur son chemin d’odeurs, et je m’attends à tout moment à voir surgir un lièvre, un renard ou plutôt un sanglier car la terre vient d’être retournée et même moi je peux sentir les odeurs fortes des bêtes. La longe m’oblige à suivre mon chien à quatre pattes sous les branches, un peu chien moi-même, un peu moins humain – puis je le rappelle lorsque vraiment la progression me devient difficile, car il faut bien trouver un compromis entre nos espèces. Je redescends tant bien que mal entre les branches lisses, nues, bleutées de moisissures, qui semblent des bois de cerf géants, jusqu’à un replat au pied de la falaise grise striée de bronze d’une grosse pierre qui semble tombée du ciel – si l’on avait de l’ocre on y apposerait nos mains et nos pattes. Puis un coq et le bruit de la scierie (qui fonctionne même le dimanche) nous ramènent à la civilisation.

Je retrouve le sentier mais je ne sais plus où je suis : comme toujours il suffit de quelques pas plus à gauche, plus à droite, pour ne plus trop savoir, ce qui procure une sensation exquise. Il y a ici encore de petits trous qui marquent les endroits où l’on brûlait le bois qui servait à fabriquer du charbon. C’est un lieu de mémoire industrielle, individuelle, géologique, naturaliste – j’identifie au passage le Séneçon de Fuchs aux fines feuilles, et laisse à ma gauche la hutte d’un campement « préhistorique » où je m’installerais volontiers pour guetter les sangliers, mais les cloches du Pontet sonnent maintenant neuf heures et l’on sent bien que la sente finale, plus droite, plus ouverte, nous rappelle au marais.

Une odeur de croissant se mêle aux fragrances végétales, ce qui surprend car les premières maisons sont tout de même assez loin. La cloche sonne à nouveau, plus fort. Voici le dernier pont, que Rimski ne veut pas franchir : il s’arrête, recule, comme s’il y avait un serpent, un obstacle, alors que je ne vois pour ma part que le charme paisible d’une orée agréable (quelques jours plus tard, repassant par ici, il ne marquera nul arrêt). Une clameur de tourterelle résonne, Rimski s’agite, aboie gravement (sa voix habituelle est plus aigüe), après quoi ? Un âne se met à braire au loin. Je ne vois toujours rien.

Je reviendrai un autre jour poursuivre le Sentier de la Montagne. Pour l’heure, je sors du bois et remonte par les Granges.

 

Ce contenu a été publié dans 2021. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.