Vigie, juin 2021

 

 

 

Les marais du retour

 

Vigiejuin2021 07 

 

Oh, cette route-là, je m’en souviens comme si c’était hier et, pendant qu’Élodie et son amie Marylin devisent, tout au plaisir des retrouvailles, je regarde passer sous mes paupières le souvenir de la couleuvre à collier que mon père et moi avions regardée, avec quelle tristesse, agoniser sur ce bas-côté juste après qu’elle eût été percutée par une voiture, de ces poules qui plaisaient beaucoup à Patawa (je suis venu cette fois sans Rimski car les chiens sont désormais interdits dans la réserve), de cette aire de pique-nique où les rares passants servent de repas aux moustiques, de ce bourg de Ceyzerieu si souvent traversé autrefois avec mon père et ma mère…

Les troncs griffus et recouverts de mousse se penchent comme des spectres sur notre passage. L’eau du Rhône est si opaque qu’on croirait une crique guyanaise. Le chemin sur pilotis a été refait, mais on a aussi coupé beaucoup d’arbres, dont les troncs gisent en travers des canaux et donnent une allure plus sauvage au lieu. Je m’avance sur l’un d’entre eux jusque dans les joncs, guettant le rossignol « chantant de ce côté-ci, de ce côté-là » (disait Buson), guettant aussi les grenouilles rousses, vertes ou agiles, les invisibles tortues cistudes, les geyris, les trichoptères, les libellules et les demoiselles, admirant au passage ces vaches aux longues cornes et au poil épais qu’on trouve dans les zones marécageuses ou cette magnifique chenille vert pomme ornée d’anneaux noirs sertis de pépites dorées (il s’agit de la chenille du Petit Paon de Nuit, Saturnia pavonia, ici parvenue à son stade terminal, et dont le papillon femelle peut atteindre 8 cm – je l’ai observé quelquefois au village).

C’est encore une de ces promenades amicales et naturalistes que j’affectionne, et l’occasion pour moi de faire la connaissance de Marylin, « camarade de promo » d’Élodie devenue professeur des écoles en maternelle. Bientôt on devise à propos des oiseaux, du climat, des marais. L’observatoire où j’avais autrefois pique-niqué avec la chienne a été entièrement refait ; on s’y installe pour guetter, écouter encore, rêvant d’apercevoir la gorge-bleue à miroir par exemple, et pique-niquer à l’abri de la chaleur écrasante qui a fini par faire taire même le rossignol. On sort bientôt de la réserve, de sa réserve, et tout naturellement on se livre, on se raconte un peu, on échange sans peine anecdotes et expériences, et c’est touchant de voir aussi comme en miroir le couple d’atypiques qu’Élodie et moi formons désormais vivre dans le regard d’autrui.

Il fait si chaud. Quel divin plaisir alors que d’ôter ses vêtements et de se plonger dans l’eau glacée ! On en ressort avec le corps et l’esprit entièrement remis à neuf.

La route du retour passe d’abord par le petit bois du Carrel où j’allais autrefois ramasser les trompettes de la mort. On s’arrête devant la gouille, petit Pantanal où l’eau noire reflète admirablement les arbres alentour et où l’on observe les trichoptères à fourreau, toujours nombreux ici, et les va-et-vient d’une petite vipère bien vivante que la couleur de l’eau fait paraître jaune mais qui n’est – on s’en aperçoit lorsqu’elle sort de l’eau – que marron. On marche dans le dédale des grands arbres dont certains, couverts de lierre, semblent des figuiers étrangleurs… À l’orée, le chevreuil se laisse approcher un moment avant de détaler.

Je retrouve ensuite le Carrel, les prés ras, le château d’eau, et ce grand pré pentu qui enthousiasme Élodie et qui était, je m’en souviens très bien, mon préféré (les bolets orangés poussaient ici, le long de cette haie). Le chemin qui allait des prés à la maison n’a plus été entretenu et il est difficile d’y passer. Dans le bassin, si riche autrefois en tritons alpestres, en dytiques, en bestioles de toutes espèces que j’observais pendant des heures, on trouve encore quelques tritons, mais les poissons rouges ont tout dévoré. De la maison à la façade refaite, de la vieille grange transformée depuis longtemps en maison d’habitation, je n’ose presque rien regarder de peur d’abîmer si peu que ce soit l’image que j’en garde en tête.

Finalement on repasse devant le bar-restaurant de l’Étape, à Novalaise, où Élodie et moi nous rencontrâmes avec Lionel Bedin en mars 2015, et c’est ainsi que, six ans après, Élodie me ramène en voiture, faisant en ma compagnie ce chemin du retour comme elle en avait alors rêvé (mais naturellement je n’en avais rien su)…

  

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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