Dérangés, dérangeants

Dans son livre Un rossignol dans la ville, le musicien « inter-espèces » David Rothenberg raconte ses déboires avec certains scientifiques ou certains ornithomanes estimant que sa pratique musicale, faite d’improvisations avec les oiseaux en général et les rossignols en particulier, constitue un dérangement. « Que faites-vous ici, David ? Vous savez que c’est notre terrain d’études. On n’a pas envie que vous gâchiez notre collecte de données », lui disent les scientifiques qui dirigent le projet de recherches sur le rossignol à Berlin. Et puis : « Cet oiseau est fichu pour nous ! (…) J’espère que vous avez les autorisations nécessaires pour mener des expériences sur un animal sauvage ! (…) Vous avez compromis notre sujet de recherche, perverti son cerveau et son sens de l’esthétique. Qui sait ce que votre musique lui a fait ! » (Un rossignol dans la ville, Actes sud, 2024, p.31). À un autre moment, c’est « un couple âgé et en colère » qui tance le musicien : « Vous dérangez notre oiseau. Il chantait si bien… jusqu’à ce que vous arriviez. »
J’avoue considérer avec une certaine réticence toute intervention sonore dans le milieu. Je m’interdis désormais la « repasse », ruse ornitho qui consiste à diffuser les chants des oiseaux qu’on souhaite observer (naguère j’ai fait fuir une hulotte de La Giettaz en diffusant par erreur un cri de harfang, et j’avoue avoir « dialogué » avec les becs-croisés depuis le grenier de ma maison il y a quelques années quand une troupe de ces oiseaux étonnants s’était installée au Villard). Je pratique encore quelquefois le « pishing », qui consiste à chuinter pour appeler les jeunes passereaux (c’est très efficace avec les mésanges), mais j’essaie le plus souvent de rester silencieux. Même la tentative faite en novembre avec Fabrizio au bord du Gelon m’a laissé dubitatif. Les musiciens peuvent être intrusifs, tout préoccupés qu’ils sont de leur musique qu’ils peinent à considérer comme une source potentielle de nuisance. Je me souviens d’un ami clarinettiste qui courait après les marmottes et, comme un vrai touriste, résistait mal à la tentation de faire résonner l’écho montagnard…
David Rothenberg, lui, s’intéresse à la biologie et au comportement des animaux avec lesquels il tente d’établir un dialogue. Son travail passe par une grande attention, beaucoup d’écoute, et pas mal de connaissances scientifiques. Il connaît le rossignol avec lequel il improvise (« Nous aimons vraiment jouer avec cet oiseau en particulier. », p. 230). Il intervient par ailleurs dans un milieu anthropisé (à Berlin) où les oiseaux « sont déjà habitués aux sons humains », on peut donc considérer que le dérangement éventuel est minime – mais ses interlocuteurs refusent sa démarche.
« Rien de ce que nous faisons ne semble les empêcher de chanter. – Si vous ne suivez pas le nombre d’accouplements effectifs, vous ne saurez pas si vous avez influencé leur capacité de séduction et de reproduction. – Je ne le sais pas en ce qui concerne les humains, pourtant on passe toujours énormément de temps à faire de la musique. » Dialogue de sourd ! David Rothenberg poliment s’incline et s’éclipse. « Je n’ai vraiment pas envie de gâcher les données des scientifiques. Je veux qu’ils soient de mon côté et, à l’avenir, continuer à écrire des articles avec certains d’entre eux. » Mais le fond du problème n’est pas tant le dérangement effectif des animaux que la vision qu’on a de notre rapport avec eux, dualiste ou non-dualiste : objets d’études pour les scientifiques, objet de contemplation esthétique pour le couple âgé – mais pour David, interlocuteurs. Ce qui me semble mis en question, c’est d’une part la place de l’artiste, considéré comme illégitime, et d’autre part la frontière entre l’homme et les autres animaux.
Cette frontière, Timothy Treadwell l’a franchie de façon assez folle et même irresponsable en demeurant pendant treize étés, avec une caméra mais sans armes, au plus près des grizzlys dans le Katmai National Park en Alaska. Herzog en a fait un film captivant, dans lequel on voit ce doux dingue se mettre en scène avec des ours au mieux indifférents, au pire hostiles – c’est en fait avec les seuls renards que l’interaction est possible ; parmi d’autres stupidités, Geoffroy Delorme écrit dans sa supercherie littéraire et naturaliste L’homme-chevreuil que le renard est indifférent aux autres espèces : il faut vraiment ne pas les avoir côtoyés pour prétendre cela.
Comme dans le cas plus récent de Geoffroy Delorme, l’intention semble louable : il s’agit de sensibiliser le public à la nécessité de protéger les ours, ce que fait Timothy Treadwell en allant ensuite inlassablement et bénévolement raconter leur vie dans les écoles (pour Delorme, il s’agit surtout de gagner une place dans la société humaine en vendant du rêve, le prétexte de sauvegarder une espèce en pleine expansion ne pouvant abuser que des lecteurs ou des journalistes aussi incultes que crédules). Mais dans les deux cas le rapport est faussé par une sorte d’immaturité anthropocentrée.
Une des scènes les plus frappantes est celle où Timothy se filme coincé dans sa tente effondrée, pendant un orage interminable, serrant un ours en peluche contre lui – on imagine que G. Delorme, s’il a vraiment vécu une partie de ce qu’il raconte, ne devait pas en mener large lui non plus. Timothy parvient néanmoins à rester treize étés auprès des ours, méprisant toutes les règles de prudence puisqu’il va jusqu’à les toucher (ce que les ours n’apprécient guère…). Un gros mâle affamé, venu de l’intérieur des terres et qu’il ne connaissait pas, finalement le dévore, lui et sa compagne Amie. Delorme, lui, a survécu, y gagnant une place au soleil médiatique.
Mais laissons le Français à ses mièvreries (il va jusqu’à raconter qu’il bêle comme un faon parce qu’il a peur d’un serpent, que la chevrette qui est son « amie » tue alors pour lui venir en aide…). On est avec l’Américain dans ces parages inquiétants qu’affectionne Herzog, entre la démence d’un homme et la violence du monde sauvage. Timothy vit dans un rêve que la cruauté pourtant terrible de certaines scènes (lorsqu’il ramasse la patte d’un ourson dévoré par un adulte ou que deux mâles puissants s’affrontent devant lui) n’entame pas. Il y a là une folle tentative d’effraction, mais pas de vrai rapport : l’humain déborde tout, envahit tout, avec un sentimentalisme finalement consternant.
Je me reconnais pourtant en ce rêve qui l’anime, même si je désapprouve la façon de faire autant que le résultat. L’un des moments les plus intensément heureux de mon enfance (j’avais entre trois et cinq ans) est une sorte de rêve éveillé dans lequel je comprenais qu’il me serait un jour possible de parler le langage des autres animaux. C’est cet enfant en moi qui s’est plus tard enivré d’Amazonie, embusqué dans les grands bois parmi les bêtes, avec ma chienne Patawa.
Je suis conscient de mes limites et soucieux du point de vue des animaux avec lesquels je partage l’espace – non plus de la forêt amazonienne mais désormais de quelques arpents de petits bois clairsemés. Je ne m’attarde pas à l’emplacement du piège photographique que je relève le plus furtivement possible, sans les chiens, que je maintiens toujours attachés. Ces deux samoyèdes qui m’accompagnent, je comprends qu’ils puissent être vus comme des intrus, comme un problème. À deux reprises, alors que nous marchions sur le chemin, ils ont débusqué un faon (le premier s’est enfui presque entre mes jambes, ils ont eu le temps de flairer et peut-être lécher le second roulé en boule au bord du sentier avant que je ne les ramène à moi, mais aucun n’a été blessé). Il leur arrive de déterrer un mulot, une taupe, et il leur arrive surtout d’aboyer pour « appeler » les cervidés ou manifester leur frustration de ne pouvoir leur courir après. J’ai eu le mois dernier, ainsi que je l’ai raconté, l’impression que certains chevreuils venaient vers nous en les entendant ; puis la caméra m’a permis d’infirmer cette idée qui m’arrangeait bien, car elle me dédouanait du dérangement : si le chevrillard se montrait curieux, la chevrette a préféré fuir à notre bruyante arrivée.
Je ne veux pas les déranger quand ils mangent, je ne veux pas perturber l’hivernage ou la mise bas des blaireaux, aussi essayé-je d’apprendre la discrétion aux samoyèdes. Lorsque j’entends les chevreuils, les cerfs ou les sangliers, je m’assois par terre (c’est aussi un bon moyen de ne pas me faire emporter…). Nouchka et Rimski viennent près de moi, je les caresse, et l’on reste un moment – moi, scrutant avec les jumelles, eux humant.
La présence des chiens est une contrainte, mais je refuse de ne les voir que sous cet angle car je veux tenter de faire de ces « domestiques » dont je suis responsable des alliés, des intercesseurs – en jargon biologique, mon phénotype étendu, un prolongement de mon corps ! C’est un rôle qui leur a longtemps été donné, si j’en crois Charles Stépanoff dans son livre Attachements, enquête sur nos liens au-delà de l’humain. Rimski tremble de désir, j’essaie de l’apaiser, mais ce désir de chasseur ou ce manque animal je le ressens aussi, il circule entre nous, il est ce qui me pousse à quitter mon bureau, ce qui m’anime, ce qui m’importe. Oh, je ne cherche pas le contact, je ne m’approche pas, je ne traque pas les sauvages, je ne chante pas, je ne grogne pas, je ne les imite pas, je ne fais pas semblant d’être ce que je ne suis pas : je m’assois et j’attends – je refuse de m’effacer, de m’éclipser, de nous considérer comme des intrus parce que nous aussi sommes à notre place, et je veux croire qu’en face les autres bêtes comprennent que nous ne représentons pas un danger, que nous ne sommes pas une meute de loups ou de chiens de chasse lâchés pour les tuer. Je veux croire en la possibilité d’un lien, même distant, ou tout au moins d’une acceptation. Juste les voir de visu, juste savoir à qui j’ai affaire et autrement que par le truchement du piège technologique, tenter des distinctions sans faire un pas de plus, un pas de trop.
Et puis, garder trace. Partager après coup ce qui, j’en ai conscience, ne peut pas l’être sur le moment – car un bipède incertain et deux quadrupèdes aboyeurs, cela fait déjà un attelage compliqué à manier, les longes, les pattes et les pensées s’emmêlent autour des arbres et on se casse la figure…
Si je dérange, pardon, pardonnez : je ne fais que passer.
03/01/25


