Vigie, janvier 2014

 

 ÉLOGE DU BECCROISÉ

 

 

 

« Quel étrange oiseau que le Beccroisé ! »

Paul Géroudet, Les Passereaux d’Europe (tome 2),
Delachaux et Niestlé, Lausanne, 1998, p. 414.

Hier un ami d’outre-atlantique, un grand-frère du Grand Nord (ou du Sud aussi bien), m’a envoyé une photographie prise juste devant chez lui qui m’a laissé pantois : en arrière-plan d’un chaos de glaces bleues pailletées de lumière rasante, une sorte de rafiot fantôme remonte le Saint-Laurent devenu fleuve de brume… Un peu auparavant je regardais avec concupiscence des images d’Islande (ce même bleu inouï de la glace), et d’autres des chutes du Niagara que la rigueur de l’hiver américain a réussi, cette année, à figer.

L’hiver est donc bien là, mais c’est un hiver étrange. On a beau annoncer le prochain retour du froid, je continue à ne voir depuis mon poste d’observation du Villard qu’un printemps anormalement précoce. Une clameur d’oiseaux précède chaque matin l’ouverture de la fenêtre. Toute la neige a fondu, découvrant à l’orée du bois un squelette de cerf que j’ai d’abord pris pour un dernier névé (en bon charognard, j’irai tantôt récupérer le crâne). Les journaux de bord des années précédentes ne parlent, à cette période, que de glace et de neige, et je suis presque tenté de tricher en allant y puiser matière à poème : les oiseaux, vigies à leur manière mais vigies insouciantes, clament sans gêne et sur tous les tons l’évidence du printemps ; moi, je reste perplexe, pas maussade mais inquiet.

Malgré le confort de la route dégagée, les économies de chauffage et la joie de pouvoir arpenter la forêt sans raquettes, un tel redoux inquiète. On ne peut manquer d’y voir le signe du grand dérèglement provoqué par les hommes. Et puis, à nous autres habitués à vivre des années à quatre temps, la rudesse hivernale ne nous est pas moins nécessaire qu’aux bêtes et aux plantes. Temps tendu du retrait, l’hiver favorise les plongées en soi-même autant que le voyage. Pour peu qu’il neige bien il met le Pôle à nos portes, l’Islande à nos fenêtres ! Si dur et si cruel puisse-t-il parfois paraître il est gage d’intensité. Les enfants le savent bien, qui guettent avec tant d’impatience les flocons, et ce n’est pas non plus un hasard si Philippe Jaccottet, pour dire l’intensité discontinue de la poésie, la compare à une chute de neige (« la poésie illuminant par instants la vie comme une chute de neige… »).

Toujours est-il que, privé du voyage hivernal et ne voyant venir à l’horizon que tiède confusion, débâcle boueuse et incertitude molle, je repensais à ces images glacées et rêvais migrations — quand je les ai vus arriver et s’abattre sur la cime du poirier. Quatre petits perroquets comme en surimpression sur le ciel pâlot, trois mâles d’un pourpre tirant sur l’orangé et une femelle jaune verdier. Le temps de me saisir des jumelles et du petit appareil photo, ne restait plus qu’un couple (que j’ai photographié, en guise de preuve, à travers le verre teinté de la vitre), mais j’ai ensuite longuement observé la troupe en représentation dans le théâtre des pruniers. J’écris maintenant en surveillant le poirier dont ils reviennent régulièrement orner de leurs silhouettes exotiques l’éventail dépenaillé — qui devient alors, pour un temps, vivant éventail aux motifs chinois…

Le Beccroisé des sapins n’est cependant ni exotique, ni rare ; ce n’est tout de même pas comme si un Jaseur boréal ou un Durbec était soudain venu se percher au poirier ! Il n’est pas non plus vraiment migrateur. Même si ses couleurs vives et son gros bec aux mandibules curieusement croisées (dont il se sert non seulement pour retirer les graines des cônes d’épicéas mais aussi parfois pour grimper aux branches), évoquent le perroquet, c’est un oiseau parfaitement à sa place en ce lieu et à cette période de l’année où les cônes viennent à maturation. C’est néanmoins la première fois que je le vois non comme une silhouette furtive repérée à trente mètres de hauteur au prix d’un torticolis, mais comme un bon Bouvreuil ou un Grosbec familièrement installé tout près de mon bureau.

*

Il apporte aussitôt l’étonnement, la fièvre du voyage, l’envie folle de dire (car tout mouvement précipité vers la fenêtre comme un ressac se transforme tôt ou tard en un mouvement semblable vers la table et la page). Paul Géroudet le dit à merveille : c’est un drôle d’oiseau, une énigme sans doute et, comme le sont toutes les bêtes, un maître à sa manière — à sa manière propre qui est précisément celle qu’il nous faut entendre.

D’abord, à l’instar des grands peintres et davantage encore que la plupart de ses congénères ailés, il offre à l’observateur humain qui le scrute la possibilité de travailler son regard, son sens de l’observation et son goût du détail. Son plumage est en effet si varié qu’aucun individu ne ressemble tout à fait à son voisin, et les nuances d’orangé, de rouge carmin tirant sur le pourpre pour le mâle, de brun jaunâtre tirant sur le vert pour la femelle, font une palette d’autant plus riche qu’elle varie et se nuance encore avec les mouvements de l’oiseau, les changements de lumière et les étapes de la mue. Je conserve en mémoire, au moment d’achever ce paragraphe, le jaune très tendre et duveteux de la femelle regardée à l’instant (et que j’ai pris un moment pour un jeune de l’année)…

Il faut ensuite souligner à quel point ce bec tordu que l’on dirait cassé, cette protubérance, cette « infirmité apparente » est en fait, comme l’écrit Géroudet, « une chance » : elle lui permet d’accéder à une nourriture interdite aux autres passereaux et, en le liant aussi étroitement à l’épicéa que, disons, les Celtes ont pu l’être au bouleau ou les Chinois au bambou, elle a donné discrètement naissance à un mode d’existence tout à fait spécifique fait de variabilité, d’instabilité, d’imprévisibilité (qui seraient les trois caractéristiques majeures de l’ornithoculture du Becccroisé des sapins…).

Grâce à son régime alimentaire, le Beccroisé n’a pas à choisir entre nomadisme et sédentarité. Plus précisément, il est (comme l’écrit Gil Jouanard de lui-même), un « nomade casanier », capable de vivre en nomade sans nécessairement beaucoup se déplacer  (sans que sa survie dépende du déplacement). Rien n’est plus éloigné de son comportement que les cris exaspérés du Geai des chênes, de la Grive draine ou de la Pie bavarde à l’approche d’un intrus : lui, ne défend nul territoire et tolère sans tracas la présence de ses semblables. Sans doute aussi est-il à tout moment capable de modifier ses habitudes, ce pourquoi je ne l’avais encore jamais vu débarquer ainsi sur mon propre territoire. Ce « polyglotte assez fantaisiste », comme le qualifie encore Géroudet, ignore également la limitation des saisons et « chante plus ou moins toute l’année, quand cela lui plaît ». S’il se reproduit plus particulièrement en février à cause des cônes, il peut aussi bien choisir d’autres périodes de l’année — le spectacle que je viens de voir du côté des pruniers (ces trois mâles sautillant et chantant autour d’une femelle) ressemblait furieusement aux prémices d’une parade amoureuse.

Mieux encore, cet « oiseau-tzigane sans patrie bien définie […] à l’aise partout où les épicéas lui prodiguent leurs cônes » montre aussi certaines années « une invincible propension aux grands voyages » que même la mer alors n’arrête pas (le Beccroisé canadien est d’ailleurs franchement migrateur). J’apprends ainsi que des individus peut-être venus de Belledonne ont finalement atteint l’Islande — ou même le Saint-Laurent ?

*

Écoutez, scrutez, filez à vos fenêtres car « leurs troupes rôdent de toutes parts, leurs cris retentissent sur les villes, dans les plaines… » — filez à la fenêtre, scrutez, on ne sait jamais !

Beccroisé des sapins (et, ce jour, du poirier), Loxya curvirostra adepte des chemins courbes, tu relies les lieux qui semblaient séparés, agrandis notre espace et te joues des saisons. Il n’est plus qu’à entendre ta leçon et se laisser surprendre, et se laisser porter par la douceur déroutante du printemps en janvier…

Je croise les doigts en signe de connivence. En ces temps imprévisibles, puissions-nous nous montrer nous-mêmes, à ton image, imprévisibles, et accueillir dans nos demeures l’inattendu de ta présence… 

 11 janvier 2014

 

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