
Vara, la blairelle, se risque au soleil.
« Dans les forêts disparues du monde », prologue (1) – Le terrier aux 13 gueules (2) – Premier contact, affût (3) – Les blaireautins (4) – Carnet d’observation, 4 au 9 mai (5) – L’horizon des mystères se déplace (6) – Aux concerts du crépuscule, affût (7) – La journée du blaireau (8) – « Une sorte de couac », Tasselle à La Table (9) – Carnet d’observation, 15 au 29 mai (10) – Tout est mal qui finit bien, affût (11) – Pour aller plus loin… (12).
« Dans les forêts disparues du monde » (prologue)
« Nous restons vifs et alertes dans les forêts disparues du monde ».
Edward O. Wilson, Biophilie
« Ce qui est le plus singulier dans l’expérience et l’histoire du monde, c’est la capacité de l’esprit carnassier, toujours sur le qui-vive, de concentrer sa force psychique sur un monde sans proie, de ressentir, d’éprouver les forêts et les champs en conservant un sens inné de la détection, de la poursuite et de la capture. »
P. Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre
Si j’en crois Baptiste Morizot, à qui j’emprunte les deux citations liminaires, nous autres mammifères humains sommes « des corps de frugivores devenus pisteurs carnivores, i.e. des visuels condamnés à trouver des choses invisibles » (Les Diplomates, p. 209). Faute d’être aussi bien équipés que l’aigle ou le loup pour assurer notre survie de chasseurs néophytes, l’abandon de la fourrure (dont le gène d’ailleurs n’est qu’en dormance) nous aurait conféré un avantage décisif pour traquer longuement des proies qui ne bénéficiaient pas d’une thermorégulation aussi efficace : ainsi pourrait s’expliquer cette étonnante nudité que nous ne partageons guère qu’avec le rat-taupe nu, l’éléphant ou le dauphin, et qui nous contraint à nous bricoler des enveloppes de substitution comme le bernard l’ermite ou le trichoptère à fourreaux. Il nous a été dès lors nécessaire d’apprendre à lire les traces laissées sur le sol par les animaux que nous traquions, en adoptant leur point de vue pour retrouver la piste lorsque nous la perdions, et c’est ainsi que nous sommes devenus des animaux empathiques (même s’il y a des ratés), imaginatifs et lecteurs. Par la suite et par exaptation (adaptation sélective conférant à certains caractères une nouvelle fonction pour laquelle ils n’avaient pas initialement été sélectionnés, comme les plumes qui ont permis le vol), après que le loup devenu chien nous eut soulagé d’une grande partie de ce fastidieux travail de pistage, nous sommes devenus scripteurs-lecteurs de nos propres traces, au point d’en négliger celles, premières, du monde.
De telles hypothèses me ravissent, parce qu’elles relient au fond le plus ancien de notre humaine animalité cette double activité de lire et d’écrire, rassemblant dans une même nécessité vitale le fait de suivre les lignes du monde et des livres. Pour moi qui ai souvent vécu comme une petite schizophrénie mon double intérêt spécifique pour la littérature et les sciences naturelles, elles sont profondément salvatrices. Elles font de la sorte de littérature qui me concerne non un loisir utile pour se dorer la pilule face aux horreurs du monde, mais une pratique essentielle visant à densifier, agrandir et orienter l’existence.
Citant Wilson, Morizot souligne que c’est « dans la biophilie des naturalistes qu’on retrouve l’héritage cognitif et affectif du pisteur originel » (op. cit. p.222) et que cette activité d’observer, de pister, de chercher, s’accompagne d’un sentiment de joie dont l’intensité serait liée à la « fonction originelle de nous intéresser immodérément à ce qui était important pour notre survie : suivre et trouver l’animal fuyant ».
Combien de fois ai-je moi-même été surpris par les effets de ces pratiques naturalistes qui me semblaient opérer avec une incomparable efficacité le décentrement mental dont j’éprouvais le besoin, que j’ai un temps recherché dans la méditation, mais que j’étais bien en peine de réaliser et de stabiliser par des moyens conscients ! Pour moi, cette sorte de joie poétique fut souvent associée à la recherche des champignons (qui a le don de me mettre, sitôt la première morille ou le premier cèpe repérés, dans un état d’attention comparable à celui du chat ou du renard en chasse). L’observation des oiseaux et la collecte des os et des crânes ont également joué ce rôle, et je me disais alors que j’avais tout bonnement besoin d’un prétexte pour focaliser mon attention sur le dehors (ou bien que mes ancêtres devaient être charognards), sans pour autant m’expliquer un tel bouleversement – car, de fait, dans ces moments, je n’étais, je ne suis plus le même.
Mes livres et la plupart des « traces » que j’ai pu consigner ici en attestent : sans cette « joie » qui est, disait Nicolas Bouvier, l’ « ossature de l’existence », tout s’effondre.
« Nous restons vifs et alertes dans les forêts disparues du monde » : cette phrase résonne dans ma tête comme un mantra.
Il y a pourtant des moments où la vivacité s’émousse, où la conscience de tout ce qui disparaît prend le dessus, où solastalgie et nostalgie follement se concurrencent, et où l’on se replie. De tels moments n’ont pas manqué, ce printemps. Je me suis égaré dans des impasses mentales, parti, perdu. Je ne m’approprie pas les paroles de Breton affirmant « ne pas faire état des moments nuls » de sa vie, mais je préfère n’en rien dire de plus, en revenant plutôt sur ceux où la vigueur à l’improviste m’est revenue.
Cette fois, je ne le dois pas aux champignons (j’ai dédaigné la cueillette des morilles), ni aux oiseaux (que la fauvette qui s’égosille à ma fenêtre me pardonne), ni à mes activités de chercheur d’os (cela fait longtemps que je n’en cherche plus et le nouveau crâne fraîchement nettoyé qui est posé sur mon bureau a été piteusement acheté), un peu plus aux livres (à ceux de Morizot toujours, au formidable En attendant les vautours de Sylvère Petit – qui d’évidence, et j’y reviendrai, est un frangin), et surtout, à la rencontre avec un mustélidé mal-aimé qui a pris dans ma vie une place inouïe.
Ce mois-ci, je ne parlerai que de lui, Meles meles, le Blaireau d’Eurasie. Je parlerai de mes blaireaux.