Faire de chaque trajet un poème, ce n’est pas nécessairement faire un poème à chaque trajet. Produire est secondaire, dire n’est qu’un moyen pour quelque chose qui déborde le seul acte littéraire.
En un sens il s’agit ici d’être acteur de sa vie, de pleinement « faire », de donner toute son importance et toute son ampleur au trajet en lui-même. On convoque au besoin des symboles (la route vue comme la vie, avec ses étapes obligées, son déroulement imposé, etc.) mais sans se détacher de toutes ces « choses vues » qui ne sont ni des symboles, ni des signes.
Septembre m’a surpris. J’ai été surpris en ce mois de septembre dernier par cette possibilité de voir et de dire qui m'a été offerte avec une intensité systématiquement renouvelée. Les textes qui précèdent ont permis cet étonnement-là, qui me rappelle celui qui me saisissait autrefois lorsque, collégien, je devais toutes les trois semaines répondre à l'obligation d'écrire et de rendre une rédaction : que la copie blanche dût nécessairement se remplir de mots, que cela fût somme toute inéluctable alors que je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais bien pouvoir y écrire, me remplissait de stupeur (et, une fois l'épreuve terminée, de contentement).
Vient l’envie de continuer, car la route est meilleure avec les mots que sans. Je m’impose ce défi : « faire de chaque trajet un poème » et, pour ce faire, écrire un poème à chaque trajet (tout au moins à l'aller, le retour étant plus paresseux).
L'annoncer ainsi m’intimide, je sens monter l’angoisse de la route blanche.
On verra bien.
On essaiera de bien voir − de voir, de dire au mieux…
1er octobre 2015
LA LANGUE D’OCTOBRE
Comme un quidam qui soliloque
dans sa voiture avec son disque
du chinois ou de l’anglais sans peine
tenter d'apprendre la langue d’oc-
tobre : tenter d'apprendre
à acquiescer
à dire et redire oui seulement oui
dans cette langue de fin brouillard
oui à ce qui ralentit
ou accélère la progression
oui à la pente et au virage
oui au chauffard qui le coupe
voire à ces moustachus en armes
qui disent « non » à la vie
oui aux coups de feu dans la brume
à la terre retournée, à l'humus
oui-da, c’est entendu
à tout ce qui ternit
à tout ce qui durcit
au chagrin qui s'enkyste
à la joie qui persiste –
au ravin, un oui un peu distant
à l'éboulement un oui prudent
à l’imprévu de la déviation un oui sans retenue
au mélèze qui commence sa métamorphose
un oui impatient
aux redites à la répétition
un oui sans réticences
aux jeunes gens qui passent
un oui teinté de nostalgie
à la croix rouillée sur fond rouille
un oui presque inaudible −
de jour en jour opiniâtrement
pratiquer ainsi la langue d'oc-
tobre, dire et redire oui
à la vie, à la mort
à la route.
1er octobre 2015
PETIT RICTUS
Petit rictus dans le rétro
petite faille petite ride
petite craquelure au coin
du paysage de ton visage
petite rouille sur les arbres
d’où les oiseaux relancent
la vigueur de leur chant d'automne
petit voile
qui rehausse les couleurs
petite fatigue
qui pavoise ta route de feuilles
petit ralentissement à cause des travaux
qui fait qu'on prend le temps de voir
la montagne cassée la faille
et ce rictus dans le rétro –
puis un camion proclame en lettres capitales
« FUMISTERIE GÉNÉRALE ! »
comme un cri de protestation
contre le temps contre le monde contre l'automne
auquel répond en contrebas
la petite fumée de l'usine
et mon propre chant obstiné :
petit rictus dans le rétro
petites rides petites failles en ma jeunesse
de bel octobre s'atténuant.
5 octobre 2015
LES MOIRES, LA MÉMOIRE
Dans le miroir de la route se croisent
sans se confondre les silhouettes
du collégien aux longs cheveux et du vieil homme
qui le regardera passer
et nos images nos moires sombrent
dans les ornières de la mémoire
moins pesantes que bogues écrasées
sur la route où quinze ou quarante automnes
laissent pareillement peu de traces.
À tant rouler à tant regarder s'en aller
les fumées les feuilles la beauté
qui te fait signe encore à l'orée du chemin de traverse
tu ne sais plus très bien ton âge
ni le lieu ni l'heure tu te perds
dans le brouillard en fond de combe où s'effacent
la route les moires la mémoire.
6 octobre 2015
LA ROUTE SANS MÉMOIRE
La route sans mémoire
avec ses bourrasques ses torrents
ses coulées de mots ses graviers
ses silences rentrés ses écureuils morts
La route dans le brouillard
avec ses convois ses processions
de bêtes égarées de camions
qui vont au ralenti gyrophare allumé
La route interrompue
avec ses travaux ses tranchées
où des hommes sans visages s'affairent
courbés sous la pluie froide
La route sous la pluie
avec ses biefs ses rapides
ses moments d'abandon entre deux affolements
ses rivages ses ravins –
Un grumier tous feux allumés
descend lentement, corbillard
pour troncs morts
que la pluie ne nourrira plus jamais –
Une corneille passe bec serré
sur une noix qu'elle ira déposer
sur cette route qui est
son garde-manger son outil –
La route sans mémoire
ne me veut rien ne me dit rien ne m'amène
nulle part
mais m'agrandit et m'accueille
pourvoyeuse d'oubli
charrieuse de feux
donneuse d'images.
7 octobre 2015
LE GRAND DÉSIR
Un jour je suis parti pour un très long voyage
ne suis jamais rentré
n'ai pas pu m'arrêter
comme barque lancée prise par les courants.
Route
en route
suis resté en partance
suis ces nuages qui filent au flanc de la colline
suis ces feux ces phares qu'on croise les matins de brouillard
ces troupes de corneilles dans la lumière changeante
ces oiseaux migrateurs partis sans crier gare
ce grand trait qui éclaire la crête du Granier
ces chemins ces sentiers qui partout me déportent
Quarante années de route
et ne suis dieu merci
pas rassasié d’images
insatiable d'automnes
assoiffé de soleil affamé de forêts
je vais de virages en villages happé
par le grand désir qui m'appelle
tout au bout de la route.
8 octobre 2015
RÉPÉTITION GÉNÉRALE
Si tu avances droit vers ton but
c'est de la marche
si tu commences à faire
un pas de côté
que tu répètes à droite, à gauche
voici la danse.
Le poème
n'est que répétition
route réitérée
ressassement heureux.
D’année en année le maître d'école
répète les mêmes leçons
que les mêmes enfants (ou presque)
répètent avec lui.
Le peintre d’octobre n’invente pas grand-chose
qui répète les mêmes gestes
au firmament les mêmes clichés de rose et d'ocre
les mêmes panaches de fumée
le même patchwork de jaune rouge orangé sur la montagne
qu'en octobre dernier
et le poème de la route aussi rassemble
les mêmes mots qu’hier
petit frimas rai de lumière sur le Granier
virage et peur du camion qui le coupe
vieux mur fougères brûlées mélèze jaunissant
dans un ordre à peine différent – pourtant
tout paraît neuf
comme pour le musicien l'exécution
d’un morceau souvent joué, beaucoup aimé
c'est encore à jamais l’unique et première fois
riche de toutes les autres fois
Je répète
je répète
non pour préparer l'ultime concert
qui se jouera sans moi
mais pour m'accorder maintenant
à la route aux saisons aux nuages aux montagnes et aux bêtes
à tout ce qui partout autour de moi, en moi
répète.
12 octobre 2015
LA ROUTE SOMBRE
Petit matin tout
sombre
où tout
sombre et se brouille
les silhouettes
des écoliers
le mur suintant
aux mousses
phosphorescentes
les érables défaits les ouvriers
dans la lumière grise
oui tout
grise
tout
sombre
le brouillard en fond de combe
enserre la maison triste
qui retombe en poussière
il faut pour supporter cela fabriquer
un cocon de parole
chauffer comme on peut l'habitacle
avec des mots
veilleuses peu vaillantes lampes
le long du cimetière il faut
nier l’évidence
refuser le ravin
ne plus penser qu’un jour
un jour vraiment le jour
ne se lèvera plus
sur la route vraiment sombre
qui continue sans toi.
13 octobre 2015
AVANT LA NEIGE
Vaches et moutons
tendent le cou vers la route
avec quel air de pitié !
La charpente en construction
ne sera jamais finie
avant sa venue.
Au village les ouvriers
se hâtent et répètent
qu'elle arrive, qu'elle approche.
Dans le grand champ jaune
l'unique tâche blanche
d'une coulemelle.
La 4L sans crier gare
stoppe. Deux chasseurs sortent
qui rejoignent un troisième.
La neige et la chasse
tout partout menace
le chevreuil inquiet.
Passage privé
zone dangereuse
on t'aura prévenu !
Préparant l’hiver
la corneille dès l'aube jette
brise et becquette ses noix.
14 octobre 2015
KOKORO
L’érable au bord de la route
de jour en jour se dépouille
impassiblement.
Les brebis dans le brouillard
sous leur lourd manteau mouillé
broutent sans trembler.
Les vaches dans l’herbe froide
restent couchées sur le flanc
sans en faire un drame.
Même traqué le chevreuil
qu’on voit passer en lisière
garde un air paisible.
Du vent coupant la corneille
se réjouit, qui attend que
les fruits viennent à elle.
Au pied du mont enneigé
le village se rendort
autour de ses feux.
Il faut plus qu'un coup de froid
pour ralentir les ardeurs
du jeune chauffard.
Les enfants font une danse
pour appeler en riant
la neige d’octobre.
Seul le pauvre cœur de l'homme
pincé par la peur du temps
défaille.
15 octobre 2015
ROUTE DE NUIT
La route de nuit
me fait son cinéma
avec sa lune ses phares ses faisceaux
qui projettent dans les fossés
quels fantômes quels fantasmes quelles ombres
ma route de nuit me fait son cinéma
appliquant à la lettre la règle qui dit que
plus le champ est restreint plus la menace est grande
ombres noires des arbres
rouge effarant du feu
demi-lune glacée villages pétrifiés
font un décor de fuite, décor de crime
le conducteur est fou le passager est mort
la menace cachée dans l'envers du décor
spectrale sur son fil l'effraie
me regarde passer
et pousse son chuintement que seul le spectateur
entend. La voiture file seule
le passager est fou le conducteur est mort
qui fuit de ville en ville à l'envers du décor
les feux de détresse bavent comme du sang
au carrefour – véhicule arrêté, avez-vous besoin d'aide ?
sur quel chemin vas-tu donc t'engager ?
sur quel chemin ?
fumigènes projos freins qui crissent moteur !
la route de nuit me fait son cinéma.
22 octobre 2015
(ayant repris la voiture pour aller au cinéma...)
FLORAISONS TARDIVES
Comme les chrysanthèmes en novembre
ou ces vieux fous des romans japonais
que la vieillesse libère
la route s'est parée d’une beauté tardive.
Longs cheveux roux dénoués
elle se cambre elle se dore
plus impétueuse qu’en ses pâleurs d'avril
elle a des écarts des éclats des abandons
de feuilles offertes, de douceur hors saison
elle murmure avec la bonhomie
de qui n'a rien à perdre sachant qu'il va tout perdre :
c'est un peu tard mais pas trop tard
pour rutiler.
Dans le pré jaune un agneau cabriole
deux corneilles repues dansent sur la chaussée
qui croasseront demain dans la bise
l’érable du virage est en feu, la montagne
maquillée comme pour un jeu d’enfants −
que tout cela fatalement ternisse
fait la beauté de ce tableau
comme nous tous soumis au temps
comme nous autres qui devenons pourtant
(que personne n’en doute !)
plus pauvres et plus riches
plus fragiles et plus beaux
de saisons en saisons.
28 octobre 2015
FÊTE NOCTURNE
La bourrasque est venue
qui a soufflé d’un coup
la bougie de l’érable.
La pluie s'est abattue
sur la route arrachant
les festons de l’automne.
Le brouillard est tombé
sur toute la vallée
éteignant les lampions.
La nuit s’en est mêlée
emportant tout le peu
qui restait de la fête.
Sur la route sanglante
une grenouille rousse
saute nonchalamment.
Dans le faisceau des phares
il tortille du cul
le blaireau en vadrouille.
Fantômes et lueurs
filent en grand secret
vers leur fête nocturne.
28 octobre 2015
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.