Octobre à Barcelone

 

 

 

FONDATION MIRÓ

 

miro

 

Et le séjour se poursuit inéluctablement comme une partition qu’on déroule. Léo a aujourd’hui huit ans, et c’est le premier anniversaire qu’il passe sans sa grand-mère Josette. Je le vois s’habiller en hâte sur son lit, pressé de continuer à jouer avec ses Lego. On entend au-dehors un bruit de marteaux-piqueurs, des cris de perruches, la sirène d’une ambulance…

 

*

Attente à l’arrêt 55 :

le soleil à travers les platanes

chante.

Il recoud le temps

distendu de nos vies

le chant de la tourterelle.

 

*

Devant « Oiseaux à la naissance du jour » quelque chose éclate, se déploie, commence à chanter. C’est une déflagration qui ne blesse pas mais réveille une vitalité anonyme en laquelle fusionnent les langages de la peinture, de la musique et de la poésie.
Notes noires comme des idéogrammes écartelés.

Constellation.

Étoile rouge, bleu, jaune.

Toile grand format qui ouvre sur un plus large espace.

À main droite une plus modeste « Chanson sur fond blanc » : quelques courbe noires qui dialoguent avec des taches rouges, vertes, bleues, orange.

À main gauche des « Lettres et des chiffres attirés par une étincelle » : la carte et le territoire, l’art et la lumière autour de laquelle ils ne cessent de tourner comme un papillon autour d’une bougie. S’invente ici un nouvel alphabet de feu, passé par le feu comme les dernières toiles brûlées de Miró, orienté vers le feu ou (c’est tout comme) désorienté, affolé, rendu bégayant, muet, désarticulé : juste cinq ou six A sens dessus dessous, une paire de O perdus dans le vert ou le bleu, un vol de B pris dans le souffle poussiéreux et chaud du feu.

C’est la dernière salle et tout chante et souffle. Le paysage nocturne rouge n’a plus rien de sinistre et n’évoque pas la guerre civile espagnole ni toutes les horreurs traversées en ce XXe siècle. Une lune verte ouvre cette nuit qui avance, dynamique, électrique, lumineuse. L’infime et infini se mêlent et s’amusent comme une fuite de fourmis parmi les hautes herbes ou ce « Cheveu poursuivi par deux planètes ».

« Tout est dans le titre », dit en riant une femme devant la grande toile jaune intitulée « L’aile de l’alouette encerclée du bleu d’or rejoint le cœur du coquelicot endormi sur la prairie parée de diamants ». Mais en fait, non : tout est dans la toile et en dehors de la toile, dans cette salle où l’on s’est mis à tourner comme un enfant s’amuse à faire le tourniquet dans un pré, ébloui de couleurs et passant ainsi du rouge au vert, du vert au jaune, du jaune au bleu, décentré, déployé et déplacé aussi parce que tout cela est drôle, follement, profondément distrayant (distrayant du superflu), pas pontifiant ni écrasant ni bavard mais réjouissant comme un passage de col, comme la possibilité offerte de passer, d’aller voir de l’autre côté de la ligne d’horizon, de toucher du doigt la lune, l’étoile, l’air, le feu, l’eau, de faire danser les mots et chanter la peinture, de retrouver en soi et hors de soi une sorte d’émerveillement enfantin qui dépasse l’enfance.

Ici, dans la grande salle de l’envol où la femme à la carapace de tortue, au gros pied droit placé à gauche, à la grande main gauche et à la tête surmontée d’une lune, et où l’homme bâillonné et aveuglé au gros sexe-robinet, ont une drôle d’allure, on est pris par tout ce tangage, tous ces mouvements, tout ce chambardement, aussi bien que dans un bateau.

Si la peinture, si l’art ont un sens, il me semble qu’on peut ici plus qu’ailleurs l’approcher, et c’est très clair : cela va dans tous les sens, s’adresse à tous les sens ; on en ressort le cœur battant, agrandi, mécanique remontée au bon vieux métronome du monde, pulsation raffermie, la tête pleine de cris d’oiseaux colorés et d’espace.

 

23 octobre 2014

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