Octobre à Barcelone

 

 

 

LE DERNIER RÊVE

porte

 

Rumeur assourdie de la ville qui s’éveille peu à peu en ce dimanche matin. Tout est encore plongé dans la pénombre. Aucune fenêtre des immeubles qui entourent le patio n’est encore allumée, mais on entend au loin des bruits de métal et de moteurs (peut-être le camion des éboueurs qui vident les bennes)

Un rêve m’a réveillé bien avant l’aube. J’y rencontrais Claude Roy, rendu méconnaissable par le très grand âge, qui me disait sa douleur d’avoir à s’en aller. J’y croisais Jean Vasca de passage à Québec, et lui aussi devenu un vieillard vraiment vieux. Je m’habillais en vert pour présenter, dans une sorte de grand gîte d’alpage cerné par la brume et la pluie, L’éloignement, en compagnie de Marie-Thérèse mutin. Catherine Ribeiro devait venir aussi, dont elle me disait que je risquais fort de ne pas la reconnaître…

À présent je vis mes dernières heures dans le petit appartement du 39, Carrer de Radas, à côté de la boulangerie tenue par un Français marié à une Catalane. Le ciel blanchit très lentement et Léo, qui est un lève-tôt, me rejoint. On écoute en silence le peu qu’il y a à écouter (des bruits de pas dans l’escalier, une sirène au loin), enfouis dans cet immeuble comme dans une bulle sous-marine.

Les vêtements tendus devant chaque fenêtre bougent un peu, agités par le courant matinal comme des méduses assoupies. On est revenus au grand aquarium visité le premier jour, ou bien tombés dans une fosse marine de la mémoire (c’est sans doute pour cela qu’il y avait, dans les rêves, tous ces revenants). Le voyage, l’escapade ne se terminent pas sur un envol : au contraire, on se laisse sombrer comme un galet jeté du bateau. On tombe au ralenti, puis on se pose sur le sable du carnet. On entend alors un appel d’une tourterelle, qu’interrompt le ricanement d’un goéland, et l’on repense au tableau de Miró : « Oiseaux à la naissance du jour ».

Puis on traverse trop vite les avenues devenues familières.

Derniers cris de perruches, pierres claires, figuiers de barbarie et docks du grand port commercial.

Sur la façade du terminal 2, la fresque de Miró.

L’attente recommence dans le hall, dans l’avion, qui fait de tout voyage (et surtout en avion) un résumé assez convaincant d’une vie occidentale ordinaire : l’attente de la naissance, l’attente de la mort et, entre les deux, un intermède plus ou moins polluant, plus ou moins intéressant, pendant lequel on amasse des images, des souvenirs, toutes ces choses qu’il faudra finalement abandonner pour ce dernier voyage qui n’en est plus du tout un puisque sans retour, sans passagers, sans paysage, sans bienfaits ni méfaits, et sans aucun attrait.

En attendant cela on regarde tourner la porte vitrée d’un très grand tourniquet, dans laquelle se reflètent tour à tour, diffractés, mélangés, superposés comme dans un tableau de Braque (mais avec le petit logo bleu et vert de l’aéroport qui rappelle encore Miró), les bus, les silhouettes des passants, le ciel bleu parme, des sens interdits rouges, des sens obligatoires bleus, des arbres verts hirsutes qui semblent faux, des chariots, des ombres, des lumières − et tout cela tourne, tourne en même temps que la porte et donne à nouveau le vertige.

 

26 octobre 2014

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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