Octobre à Barcelone

 « IL MANQUE UNE PIÈCE »

Mes parents ont changé, moi aussi j’ai vieilli. Personne ne reconnaît personne à travers les années. Les enfants courent, ils vont vite et ils chassent en silence ceux qui les précèdent. Il faut tuer…

Philippe Adam, Il manque une pièce.

 

 

On a traversé la campagne brumeuse, suivi des yeux la course d’un avion qui soulignait de son trait tremblé un tout petit croissant de lune, laissé derrière nous les montagnes, la maison et mon père, et on se trouve maintenant dans ce no man’s land sécurisé de l’attente.

Beaucoup d’espace, ici, beaucoup d’acier-béton-verre, et de très grandes vitres inclinées derrière lesquelles passent des oiseaux, des nuages, des avions. Un clocher gris perce la ligne bleue des collines. L’avion rouge et blanc qui tourne sur la piste étincelle au soleil de dix heures, puis disparaît.

Ciel blanc éblouissant, dans lequel on disparaîtra bientôt aussi. À l’intérieur c’est une bulle fragile, déjà éclatée, percée par les peurs, les petites affaires, les appels, les éclairs. On en rajoute une couche, on se mure dans le livre ou le jeu, les oreilles bouchées, les yeux rivés sur l’écran ou la page.

Se pose tôt ou tard la question de savoir ce qu’on fait ici (on ne peut quand même pas rester tout le temps les yeux rivés à un mauvais polar, au dernier pamphlet nauséabond à la mode ou à l’écran d’un téléphone). Pour ce qui nous concerne nous sommes en quelque sorte en mission : en route pour Barcelone, pour prolonger le voyage qu’elle savait ne plus pouvoir faire, et suivre ainsi les traces d’un bonheur perdu.

Accroupi sur la moquette bordeaux de la grande salle d’attente l’enfant, qui a sorti toutes les pièces de sa boîte de Lego, s’exclame régulièrement qu’il manque une pièce. « Tiens, j’ai encore perdu une pièce. » La pièce qui véritablement nous manque, on ne la retrouvera pas ; mais on tentera vaille que vaille d’assembler le puzzle de ce voyage en plaçant en son centre cette pièce manquante.

Pour tous ceux-là qui, me semble-t-il, font tout ce qu’ils peuvent pour échapper au petit malaise ordinaire de l’attente, il manque toujours une pièce. On le voit à ces regards perdus qu’ils ne peuvent s’empêcher de laisser flotter dans le vague du ciel, des écrans ou de la salle dès que s’immisce en eux la lame fine de la réalité − autant dire, du temps qu’ils passent ici, qui passe ici comme partout, qu’on passe ici dans l’attente de l’envol, du voyage, du beau dépaysement dont on n’espère rien d’autre qu’une nouvelle moisson de ces images rutilantes et dorées dont on fera plus tard le pain noir de notre nostalgie.

« Oh, on voit l’avion ! dit l’enfant.
− C’est pas le nôtre, répond son frère.
− Mais c’est quand même un avion. »

Maintenant on parle de voyages. Lisbonne. Madrid. Barcelone… Mais je reste accroché à son départ à elle, à ses dernières paroles, à ses dernières visions : « horizon-mémorial-renouvellement » (c’est à quelques pages à peine en arrière du carnet où j’écris).

Maintenant on repart quand même en voyage et tout va aller vite. L’avion ira vite. Le temps du voyage filera. Tous ces visages momentanément figés dans l’artifice de la salle d’attente − le petit couple d’amoureux, elle blottie et presque assoupie contre lui, lui lisant un guide sur Majorque ; l’ado au regard clair perdu dans son jeu vidéo ; la dame âgée qui regarde tout cela avec un sourire débonnaire ; le grand gars tatoué qui refait pour la cinquantième fois le tour complet de la salle en poussant le landau à l’intérieur duquel le bébé a enfin fini de pleurer, protégé de la lumière par l’écharpe de portage… − tous ces visages se mélangeront, se sépareront, iront durcir, flétrir, ternir ailleurs leur traits, tous ces écrans s’éteindront, tous ces portables finiront au rebut dans une décharge high-tech d’un pays du tiers-monde, tous ces avions aussi ne voleront qu’un temps.

Un jour, bientôt, il n’y aura même plus personne pour attendre…

 

Lyon Saint-Exupéry, 20 octobre 2014

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