FAIRE DU CHEMIN UN CHEF D’ŒUVRE (1)
Sept heure cinquante, moins deux degrés. Les essuie-glaces raclent la glace. On est au cœur de l’hiver. On a beau savoir que, désormais, les jours rallongent, on perçoit surtout le peu de lumière. Reprendre la parole et la route après une pause de plusieurs semaines n’est pas facile. Hier soir, j’attendais cela avec une certaine impatience. Retrouver ces virages, ces vallons, ces forêts que je traverse presque tous les jours depuis maintenant six ans me donnait l’impression d’être sur le point de retrouver de vieux amis. La nuit a passé, presque entièrement blanche, et l’impatience avec. Maintenant je roule derrière ce gros camion « Lilia France », ce qui est assez inhabituel, et je ne vois rien qu’une route luisante de givre à travers le pare-brise obstinément embué.
Si je lève les yeux, la partie supérieure du pare-brise maintenant dégagé laisse voir la masse très nette du Granier sur fond de ciel gris-bleu limpide et, à main droite, les sommets des Bauges enneigés et striés d’ombres. Je scrute les champs givrés dans l’espoir d’une silhouette animale. À mesure que l’on descend (très lentement à cause du camion) le ciel bleuit, les nuages rosissent, et c’est soudain un pastel admirable dont la fatigue ne parvient pas à voiler complètement la beauté. On roule, on s’abandonne. Le camion ralentit encore un peu plus dans le virage, ce qui permet de profiter pleinement de la vue côté Bauges, avant de bifurquer du côté d’Arvillard. Tout baigne dans cette lueur rose et blanche.
Un peu plus loin les mélèzes ont perdu leurs aiguilles et leur superbe. Un coup d’œil vers ce petit chemin que j’emprunterai peut-être un jour, puis un autre vers les Grands Moulins dont les cimes se découpent sur un ciel franchement bleu.
Je peine à voir mais tout de même je m’entraîne. Me vient l’envie de faire de ce trajet quotidien, année après année, une sorte de chef-d’œuvre. Un tableau pas tout à fait muet, puisque je parle, et pas du tout figé puisque j’avance. Une performance discrète, un film dont je suis et serai l’unique spectateur et dont la projection sera unique aussi. Ainsi dans trente ans je pourrais dire : je n’ai pas écrit les livres dont je rêvais dans ma jeunesse, je ne suis pas devenu poète ni écrivain mais quand même, à ma façon, j’ai travaillé pendant toutes ces années à faire du trajet qui allait de ma maison à mon collège une sorte de poème. Même sur mon lit de mort je pourrai le parcourir encore à loisir, en peaufiner les détails…
Laissons le lit de mort et reprenons le trajet en question, qui s’accélère à présent que la route est droite et dégagée. Un bloc de glace resté accroché au capot s’en détache bruyamment. Il fait moins un degré, plus froid qu’à Arvillard. Les chevaux broutent l’herbe givrée. Les collégiens marchent très lentement, comme pris dans la glace d’un très vieux souvenir…
Lundi 6 janvier