Salles d’attente…

 

 

 

DU DENTISTE

 

 Willy Ronis, « Le Petit parisien », 1952

 

On peut difficilement imaginer un lieu et un moment plus morts. Il ne se passe rien. Enfermé dans cette petite salle blanche en compagnie d’une poignée de compagnons d’infortune, coincé entre un téléviseur qui diffuse des publicités pour des disques (je reconnais Nina Simone et me dis que j’aurais pu plus mal tomber) et une fenêtre barrée par un haut mur au crépi ocre sale, je résiste tant bien que mal à la tentation de me barrer aussi, de m’extraire, de me retirer de là en m’emparant d’une de ces revues insipides que chacun feuillette ensuite avec un air grave ou distrait. 

Entre un homme âgé, qui reste à la porte, refuse la chaise qu’on lui propose et regarde autour de lui comme le ferait, je crois, un prisonnier en quête d’évasion. Il vient, si j’ai bien compris, pour la pose d’un appareil. Est-ce qu’il craint la douleur autant que je la crains ? Est-ce qu’il éprouve de la peur, ou bien un simple ennui à l’idée d’être retenu ici ? Il regarde les annonces, les affiches, le mur, la fenêtre, la porte, évite le regard des autres patients qui, à part moi, ne le regardent pas, puis finalement pose son attention sur le cadre d’une photographie en noir et blanc que je n’avais pas du tout remarquée.

C’est un cliché célèbre (mais que je ne connaissais pas) de Willy Ronis. On y voit un jeune garçon qui court dans la rue en portant sous son bras une baguette démesurée. L’enfant semble suspendu au-dessus de son ombre qui, emmêlée à celle de la baguette, dessine une sorte d’idéogramme. Son visage souriant, lumineux, se détache sur une partie presque noire du mur. Il sourit et serre le poing en courant. S’agit-il d’un véritable instantané, comme on est tenté de le croire à première vue, ou d’une mise en scène comme le suggère le contraste impeccable entre le visage lumineux et le mur sombre au second plan ? J’imagine plutôt (cette hypothèse me sera confirmée au retour par une recherche sur Internet) qu’il court en se sachant photographié, parce que le photographe lui a demandé de le faire comme je me souviens l’avoir fait avec mon propre enfant à Madère, et parce que c’est un jeu. 

Qu’importe la mise en scène : c’était un jour d’été – le soleil, l’ombre, la tenue légère en attestent – et il y avait un enfant heureux qui se prêtait au jeu du photographe, qui riait, qui courait, qui a cessé de rire et de courir maintenant, qui est vieux ou bien mort, et dont un autre vieillard qui ne le connaissait pas regarde l’ombre projetée, l’illusion, le cliché, sur le mur de la salle d’attente d’un dentiste. Je voudrais me lever, interpeler cet homme, lui dire : « Monsieur, c’est une belle image, n’est-ce pas ? Est-ce que cela vous rappelle votre enfance, monsieur ? Est-ce que vous aussi alliez chercher le pain ? » − mais je n’ose pas, l’homme d’ailleurs a cessé de regarder le cadre que je regarde encore, oublieux du temps et de cette peur panique qui, ici comme partout, me taraude et me pousse à écrire…

 

Pontcharra, 18 décembre 2014

 

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