Salles d’attente…

 

 

 

DE L’ORTHODONTISTE

 

 

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C’est un beau jour de novembre qui émerge à peine d’une semaine de pluie froide et de brouillard, dont on garde en tête les images et les sensations bien après avoir pénétré dans la salle d’attente.

 

Il faut avouer que les perspectives offertes par celle-ci, à la proue de ce grand bâtiment de la place de la Libération à Chambéry, favorisent ce lien entre l’intérieur et l’extérieur qui fait le sel des voyages en train ou des stations prolongées dans tous ces endroits mi-clos, mi-ouverts, que j’affectionne.

 

La banquette grise sur laquelle je m’installe fait face à une vitre transparente derrière laquelle on peut voir un long couloir en enfilade (et, tout au bout, sur fond vert pistache, Clément et la dame qui, sans doute, est en train de lui expliquer comment il lui faudra désormais enlever et remettre le sinistre appareil dentaire qui, pendant quelques mois, le fera souffrir, mais corrigera les ravages causés par plusieurs années de succion frénétique des doigts), un long couloir qui file à droite ainsi que le hall d’accueil qui est lui-même pris dans le cadre blanc d’une porte coulissante, mais le rectangle de la vitre qui compose ce premier tableau au moins aussi sophistiqué que les plans les plus travaillés de Citizen Kane est en fait un aquarium parcouru non de poissons mais de bulles d’air éclairées successivement de toute la gamme de l’arc en ciel, et l’on songe alors à la rencontre de Roméo et Juliette dans l’adaptation de Baz Lurhmann avec Leonardo di Caprio (à travers un aquarium), puis à toutes sortes de films ayant ainsi utilisé des aquariums pour traduire l’enfermement (Une liaison de Kim ki duk) ou la menace (The jellyfish de Kurosawa) des personnages…

 

Le mur de droite est quant à lui percé d’une véritable fenêtre qui donne sur la place de la Libération et, au loin, le massif des Bauges à moitié pris dans une épaisse écharpe de nuages blancs surmontés par un ciel dont le bleu assombri par le verre teinté semble faux : décor naturel, peut-être, mais décor de cinéma encore. Fenêtre sur cour : on peut d’ici surveiller les allées et venues des passants, des voitures, le mouvement des nuages, rêver qu’on habite cet appartement au sommet de tel immeuble blanc où l’on ne mettra a priori jamais les pieds, ou bien qu’on crapahute sur le Nivolet, et l’on voit même son propre fantôme passer par là à l’angle de la rue…

 

Une dame habillée avec soin pénètre à son tour dans cette salle, qui s’installe au pied de l’aquarium et entame à voix haute une conversation téléphonique qui me distrait de ma rêverie (il y est question d’une robe qui n’est pas terminée et d’acheter de la salade pour la tartiflette de midi). À main gauche, pendant ce temps, ce sont surtout des adolescents et leurs parents qui se succèdent devant le comptoir de l’accueil, et ce ballet cette fois me ramène trente ans en arrière lorsque j’étais moi-même ce jeune garçon qui vient d’entrer pour se saisir d’une des bandes dessinées posées sur les deux tables basses de la salle d’attente parmi les inévitables Elle, Paris Match (mais il y a aussi quelques Sciences et vie junior) grâce auxquels les adultes peuvent posément se décérébrer pendant qu’on bague leur progéniture – mais dans ce domaine les smartphones sont si efficaces que les revues sont dédaignées, au contraire des bandes dessinées qui continuent manifestement d’exercer un attrait.

 

Je regarde en biais : Spirou, Boule et Bill… L’adolescent que j’étais, dans la salle d’attente du cabinet d’orthodontie de la place Saint-Léger qui, je crois, existe toujours, avait découvert la série des Alix, dont le dessin académique ne l’avait pas rebuté et qui avait au contraire trouvé dans ces histoires un puissant motif de motivation pour se rendre au rendez-vous mensuel.

 

Ces images, toutes ces images dans la tête, au dehors, dans la salle d’aujourd’hui ou dans celles d’hier…

 

La vitre de la porte automatique à travers laquelle on voit le hall d’accueil enfin reflète la vue qu’on a par la fenêtre située derrière moi, superposant par intermittence sur les silhouettes un autre tableau de façades illuminées, car le soleil décidément l’emporte sur le brouillard.

 

Chambéry, 8 novembre 2019

 

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