DES URGENCES
Attente aux urgences par une matinée déjà bien printanière. Naturellement on préférerait être ailleurs. Là dehors les jeunes feuilles sont sorties. La chaleur de la ville brouille les contours comme un mirage au bout de la route. Les prunus se sont couverts de fleurs roses à qui on trouve un air faux, un air macabre. Passent deux voitures, un vol de pigeons, un chat noir vraiment dépenaillé. Dans le parc d’en face un merle noir se pose sur la branche encore nue d’un arbre inconnu.
Voici donc un de ces moments où la vie vous coupe le caquet et où l’écriture, en principe, s’arrête (et je repense à d’autres moments déjà vécus sous d’autres cieux plus blancs, plus étouffants, à ces autres « notes aux urgences de L’éloignement). L’écriture est une fuite qui accompagne et amplifie l’échec plutôt qu’il ne l’évite. Elle est un accueil de tout, y compris de ce qu’on ne peut pas accueillir. Elle n’amène aucune sérénité, mais une certaine intensité. Et puis, elle oblige à se tenir correctement et à continuer à regarder la cocasserie, la cruauté de toute chose.
Dans le parc voisin un réverbère soudain se plie et, par saccades, tombe sur le côté : c’était une barrière automatique !
Juste avant l’opération qui pouvait l’emporter, Claude Roy se vit proposer au choix un somnifère ou un carnet ; il choisit le carnet, continua à écrire les poèmes d’À la lisière du temps, et vécut encore dix années riches et pleines.
Aujourd’hui rien de si grave, et je scribouille nonchalamment. On est pourtant bel et bien dans une sorte de répétition générale.
La barrière se redresse.
On se dit que les choses auraient pu se passer autrement : l’hémorragie, la mort brutale, et me voici dans le savoir, au moment même où je m’allonge avec mon enfant dans la première herbe d’avril, veuf aux côtés d’un orphelin.
La mort est le berceau de la vie ?
Pour cette fois, ce ne sera ni la vie, ni la mort.
La barrière s’abaisse, les feuilles brillent au soleil.
Chambéry, 5 avril 2009
*
Le temps s’étire avec lenteur. Là dehors les feuilles maintenant s’épanouissent et sont d’un vert tendre admirable. Ce grand hêtre est encore nu, mais le tilleul du parc en face est déjà aussi échevelé qu’un adolescent à vélo. Un papillon traverse la fenêtre, suivi par un cycliste, une voiture rouge, une autre bleue, un camion… Un homme à bonnet, barbe grise, pochette verte sous le bras, passe en sens inverse, un peu voûté, regardant le sol, préoccupé peut-être. Devant la salle d’attente une femme dont je ne vois que les pieds s’agite un peu dans son brancard.
Le temps s’écoule ainsi, indifférent à nos impatiences, à nos souffrances. Je l’accompagne en regardant, en scribouillant, en ne faisant rien. Je pense à autre chose, comme toit le monde (je n’ai même pas d’autres visages et d’autres images que celles de la rue auxquelles me raccrocher, par lesquelles l’échapper) : à la maison j’ai laissé sécher la dernière couche de vernis, et l’installation se termine ; au retour dans quelques jours, tout sera sec. Je pense à l’enfant qui, maintenant dort dans son lit de grand et qui est propre (c’est ici, dans le couloir de l’hôpital, que ce grand événement s’est produit la dernière fois !) ; il chante presque sans erreur toute « La chanson dans le sang » de Prévert (que je fredonne pour voir si je me souviens du texte…).
Attente au printemps. Dans cette chambre d’hôpital, dans ce couloir, les espoirs, la souffrance – et les gens qui passent au dehors sans se douter, sans regarder, et les oiseaux, les voitures, la vie qui va et qui vient comme si de rien n’était.
C’est ainsi. On accepte aujourd’hui sans sourciller ce qu’on refusera de toutes ses forces demain, quand se refermera pour de bon l’entre-temps, le bel entre-temps de nos vies.
Chambéry, 9 avril 2009