Salles d’attente…

 

 

 

 

DE L’OPHTALMOLOGUE

 

 

Il y a foule chez le docteur des yeux. Ici se pressent tous ceux qui désirent mieux voir : de très jeunes, de très vieux, des hommes aux yeux rouges, avec lunettes, sans lunettes. Tous, donc, veulent mieux voir. Mieux voir quoi ?

Sitôt arrivé, chacun (moi le premier) inaugure l’attente en baissant la tête sur ces magazines qui permettent de quitter la salle d’attente : aménagement intérieur, business, économie, ragots, etc. D’autres lèvent machinalement les yeux vers l’écran qui diffuse des images en rapport, je crois, avec le cabinet médical où je me trouve, et dont je ne vois qu’un reflet dédoublé sur la vitre située en face du siège que j’occupe. Quelques-uns ferment les yeux, ou regardent dans le vague de ce moment perdu.

Rien à voir.

Pas envie de voir.

Pas envie de voir ce lieu, cette attente qu’on n’a pas choisie, ces visages qu’on ne connait pas et dont on subodore qu’ils n’ont rien de plaisant.

Par obligation morale ou quasi professionnelle, par manie d’écrivain-voyeur plutôt que voyageur, ou encore parce que c’est là une manière particulièrement sophistiquée de se distraire, je me sors néanmoins du magazine insipide, saisis le carnet et finalement regarde.

Ces dalles de faux linoléum qui imitent un sol en fer boulonné aussitôt évoquent la tour Eiffel, Paris, les ponts du métro (et me voici déjà reparti). Cet alignement de chaises gris et noir, assez élégantes, assez confortables ne me renvoient qu’à d’autres salles d’attente. Face à moi une sorte de grand paravent de vitres (huit au total) permet de voir le couloir par lequel les docteurs viennent chercher leurs patients ; en même temps que nos ombres s’y reflètent les striures d’une invisible fenêtre qui, elle-même, donne sur un autre bâtiment.

Tout cela donne une assez terrible sensation d’enfermement, en même temps qu’un vertige comparable à celui qu’on a devant certains cadrages excessivement compliqués des films d’Orson Welles…

On cherche alors d’autres fenêtres dans les yeux des gens. On en trouve, embuées par l’âge, le souci, l’inattention, ou limpides, luisantes comme de petites lampes — des yeux d’enfants. Ces fenêtres-là ouvrent sur des espaces intérieurs enserrés par le temps. C’est au moment où l’on voudrait s’attarder sur le visage usé de cette vieille femme qu’on trouve si touchante, c’est au moment où l’on ne joue plus, ou bien où le jeu devient vraiment sérieux, qu’on est poussé en avant vers d’autres pièces, d’autres fenêtres, d’autres attentes qui feraient presque regretter cette salle d’attente-là…

 

Chambéry, 17 juillet 2014 

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