La salle en février

FAIRE COURS, C’EST TENIR ?

Sallehiver2016

(De cette année pourtant heureuse, ce moment sombre.)

 

J’ai voulu faire de la classe un poème ; qu’elle soit un espace offert à la parole, ouvert sur le monde, où une certaine exigence et une certaine gravité soient possibles, où la rencontre avec la beauté soit possible, où un questionnement profond sur soi, sur le monde et sur ce que l’art peut apporter de vrai, soient possibles. Ailleurs, à l’extérieur, l’industrie du loisir et du bonheur formaté n’en finit pas de détruire cette possibilité. La haine, la bêtise, la peur font des ravages. J’ai souvent vu la classe comme la cabine d’un bateau balloté par la tempête (quand la pluie fouette les vitres il est facile, au deuxième étage de mon beau collège d’Allevard, d’avoir cette impression).

J’ai utilisé les mots pour tenter cette gageure, assumant le fait d’avoir quelque chose à dire. Je crois avoir fait de mon mieux pour essayer d’être entendu, d’assurer ma mission d’enseignant tout en servant de porte-voix à cette parole poétique tellement inaudible. Je crois l’avoir fait avec candeur et conviction, dans le respect de ceux à qui je m’adressais – et parfois, les respecter vraiment suppose d’aller au-delà de ce qu’ils croient vouloir et pouvoir entendre.

J’ai dû lutter, comme tout le monde, contre les vents contraires de l’apathie, de la lassitude, de l’indifférence, de l’insouciance, de la suffisance, du repli, du mal-être – rarement contre l’hostilité déclarée, ce que j’aurais eu plus de mal à supporter ; une certaine dose d’hypocrisie et d’auto-aveuglement étaient aussi nécessaires, sans doute, pour pouvoir continuer à s’exposer sans jamais se soucier du ridicule ni se laisser paralyser par la probabilité de l’échec.

J’ai essayé de vivre libre dans la cage du cours, de bousculer le conformisme ordinaire en faisant les cours que j’aurais aimé recevoir autrefois et en mettant au centre de la salle non ma personne, mais un certain nombre des œuvres qui me semblaient susceptibles de pouvoir profondément toucher et même, changer la vision qu’on a du monde.

J’ai puisé dans la littérature, le cinéma, la musique, la peinture, ma propre vie et celle des gens que j’avais pu croiser, la matière de ces cours. C’était parfois un curieux numéro d’équilibrisme verbal. Le risque de décrocher était réel. C’était parfois tendu. Il fallait faire avec l’ennui, aussi, et les contraintes de ce cadre qu’on essayait de rendre large mais qui se resserrait si facilement.

Pour eux, ce n’était qu’un cours.

Je n’ai jamais voulu dire les doutes, les découragements, les colères, l’impuissance à faire bouger les lignes, le désespoir de ne pas réussir à véritablement aider ceux qui avaient renoncé depuis parfois des années. Il était prudent de tenir cela à distance.

Il faut pourtant avouer que la salle n’est pas, ne peut pas être, toujours « immense », et que l’hiver est parfois dur à passer.

Je repense à cette chanson dans laquelle Annkrist donne la parole à une amie (« Dona ») qui s’adresse à elle en ces termes : « Elle me disait Tu sais, je ne sais pas comment tu oses / aller chanter si nue pour ces gens-là / ça me fait mal, pour eux c’est tellement pas grand-chose. / Elle me parlait comme ça ! »

Je sais bien, et cela parfois me fait mal : « pour eux, c’est tellement pas grand-chose » ; juste des mots en avalanche, des mots compliqués qui font comme le bourdonnement d’une mouche se cognant à la vitre, et des contraintes ressenties comme absurdes…

*

« Chanter, c’est tenir » ; écrire, jouer de la musique, faire cours ainsi que je l’entends, c’est tenir. On peut être désarçonné mais on remonte en selle et on s’accroche. On n’a de toute façon pas tellement le choix. Et puis, il y a certains regards qui ne trompent pas, certaines paroles reçues en retour de la part de telle ou telle personne irréductible à son statut d’élève, qui montrent que la rencontre a quand même été possible et qu’on n’a pas entièrement perdu son énergie et son temps. C’est grâce à ceux-là qu’on tient, qu’on peut tenir encore. Il ne s’agit pas de faire apprécier, et encore moins applaudir, sa personne – tout ce que je dis, dieu merci, me dépasse. Il s’agit de maintenir ouverte la possibilité d’une transmission vivante, en réaffirmant contre vents et marées que toutes nos salles peuvent, à tout moment, « être immenses ».

Merci, donc, à ceux-là qui, parfois sans parler, questionnent et se questionnent, qui sont pleins de doutes et capables d’écoute, qui restent curieux de tout, qui ont soif de voyage et de monde, qui sont vigilants, bienveillants, généreux, excessifs, vivants − qui prennent au sérieux leur vie. Merci à tous ceux-là qui tiennent et font tenir.

Puisse le vent continuer à souffler encore longtemps par les fenêtres ouvertes de la salle, et puissions-nous tenir.

20 février 2016

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