La salle en février

 

 

 

LA SALLE N’EST PAS UN THÉÂTRE

 

 

Ce sera encore un moment un peu tonitruant, théâtral et violent, où l’on cabotinera sur « Le vin de l’assassin », tentant de traduire toutes les modulations de ce texte terrible en une lecture collective. Puisqu’il faut être possédé pour dire et vivre cette brillante horreur – et en rire, tout de même – on le sera. Une fois de plus, et puisque je le peux encore, je sauterai sur les tables au moment voulu, dégommerai quelques trousses sur « et j’ai même poussé sur elle / tous les pavés de la margelle ! », et nous prendrons un air hagard pour répéter : « Nous sommes tous plus ou moins fous ! »

Ce jour-là, l’élève que je ne connais pas dans ce groupe que je connais peu, me dit qu’il ne peut pas, qu’il ne peut pas dire ce texte-là « parce que ça me rappelle des souvenirs ». Aussitôt le rideau rouge de la salle tombe. On s’écarte, on parle un peu. Il se raconte sobrement, pudiquement, tristement. J’ai honte du théâtre, honte de Baudelaire et de ce jeu sur la violence et l’alcool, honte de tout jeu. Je me demande comment j’ai pu, moi qui suis incapable de voir dans l’alcool autre chose qu’un poison destructeur, choisir pareil poème. Je lui présente mes excuses. Si j’avais su – mais j’ai pris ce risque en sachant qu’une telle chose pouvait arriver – je ne t’aurais pas confronté à ce texte.

Puis je m’avise que ce n’est, au fond, pas un jeu, avec tout ce que cela pourrait avoir de complaisant ou de futile, mais une façon de se jouer de la violence et de s’en défaire. Il y a, même dans la poésie la plus noire, et même dans cette façon de dire le désespoir d’un assassin (désespoir qu’on aurait tort, à mon avis, de ne pas prendre au sérieux), quelque chose de profondément moral ou, disons plus prudemment, quelque chose de sain et de rassérénant (cela, je ne me le dis qu’à moi-même et après coup).

Il revient. Choisit de dire quand même le texte et le fait à merveille, dépassant ainsi peut-être la douleur des souvenirs.

 

La salle n’est pas un théâtre. On n’y ment pas, on ne cabotine pas. On cherche, à tâtons, en riant, en pleurant, en criant, en murmurant, la vérité qui nous est nécessaire et qui nous échappe.

 

Un jour de février.

 

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