La salle en février

 

 

 

REPOS DANS LE MALHEUR

 

Lasalle est immenseartaudmichaux

 

Quand revient ce moment particulier que je nomme en moi-même le « moment du malheur », j’hésite. Je suis vêtu de noir, avec quelques motifs blancs ou bien un pull violet. J’ai fermé à moitié les volets et projeté sur l’écran une encre de Michaux. J’ai veillé à n’avoir aucun cours avant l’heure choisie, afin d’être prêt, afin de me préparer. Je suis grave. Un sourire maintenant ne pourrait être qu’une grimace. Je leur dis mes hésitations ; aussitôt tout se tend. Ils attendent. Je leur promets d’être prudent (je ne l’ai pas toujours été suffisamment). Ils peuvent, à tout moment, s’ils se sentent emportés dans une direction où ils ne veulent absolument pas aller, mettre une barrière et stopper l’expérience.

Je reparle de la descente aux enfers d’Orphée, puis je parle de Leiris, d’Artaud, de Michaux. Je parle de la peinture d’Henri Michaux, de ses voyages qui étaient des épreuves, de la mort de sa femme dans des circonstances particulièrement terribles. Je parle du malheur et du désir de Michaux de pratiquer une poésie « efficace », aussi efficace, ou aussi peu, que la prière. Puis je leur dis que j’aimerais leur transmettre ce poème comme un talisman, une protection que l’on garde avec soi, que l’on connaît par cœur et que l’on peut ressortir en cas de besoin.

Je les invite alors à s’asseoir bien droit, les mains sur les genoux, les pieds bien ancrés. Je leur demande de baisser et même de fermer les yeux et je leur lis lentement, en guise d’introduction, ce texte que j’avais écrit pour les élèves, il y a quatre ans, la première fois où j’avais tenté cela :

 

Pour forger ce talisman

tant de flammes et de larmes

tant de peurs

tant de nuits

 

Pour ramener ce talisman

tant d’embûches et de chutes

tant de peurs

tant de nuits

 

Pour vous donner ce talisman

tant de doutes, de déroutes

tant de peurs

tant de nuits

qu’il a fallu coûte que coûte

et presque sans volonté

affronter

accueillir

traverser

 

Prenez-le à présent enfouissez-le

en vos cœurs

qu’il y demeure caché, serré

en la douleur

 

Qu’en les jours de malheur sa mélodie muette

vous apaise

vous révèle

vous grandisse

 

Ainsi blessés vous deviendrez

plus vulnérables

ainsi armés vous franchirez

toutes les peurs toutes les nuits

dans la lumière bienfaisante du Malheur

vous forgerez pour vos parents

pour vos enfants

et pour vous-mêmes

vos propres talismans.

 

Je les invite à visualiser une situation de malheur, une personne, inconnue ou proche, qui est dans le malheur, qui souffre. Ce peut être cet homme, ce réfugié qui est mort dans le grand canal à Venise il y a quelques jours sous le regard indifférent ou goguenard des passants. Ce peut être… ce peut-être… Regardez bien son visage, regardez-le dans tous les détails, regardez ses yeux, et regardez ses mains… Approchez-vous et prenez ses mains dans les vôtres… serrez cette personne contre vous…

Vous pouvez maintenant lui parler, lui parler très doucement, mais pas avec des mots ordinaires, non : vous lui murmurez les mots du poème de Michaux – que je lis, puis que nous répétons tous ensemble en bourdon plusieurs fois :

 

Le Malheur, mon grand laboureur,

Le Malheur, assois-toi,

Repose-toi,

Reposons-nous un peu toi et moi,

Repose,

Tu me trouves,

tu m’éprouves, tu me le prouves.

Je suis ta ruine.

 

Mon grand théâtre, mon havre, mon âtre,

Ma cave d’or,

Mon avenir, ma vraie mère, mon horizon.

Dans ta lumière, dans ton ampleur, dans mon horreur,

Je m’abandonne.

 

Coup de bol. On fait le point. Un ou deux élèves n’ont pas visualisé de situation malheureuse, les autres l’ont fait et ont été touchés ; pour certains le poème a amplifié l’émotion, la douleur ; pour quelques-uns il l’a atténuée. On relit, on regarde à nouveau cette prière au malheur personnifié. On entend cette façon si musicale qu’a Michaux de faire passer de la plainte des [ou] fermés à l’ouverture des assonances en [a]. On voit qu’il accueille le malheur « comme un ami », dit Hugo, au lieu de le mettre à la porte, et comment il semble faire son éloge.

Mais comment le malheur peut-il être un « havre »? Au cœur du cyclone on est protégé, n’est-ce pas, le malheur est déjà là, plus rien de pire ne peut nous arriver… Comment le malheur peut-il être « âtre » et « lumière » ? Peu après l’incendie, tous les gens se sont serrés et ont réconforté leurs voisins, et il y avait de la chaleur dans cette proximité nouvelle… Comment le malheur peut-il être une « cave d’or » ? Celui qui a traversé la souffrance peut aider les autres à le faire, dit Mathilde, et l’artiste puise dans cette expréience la matière et la nécessité de l’œuvre.

 

Dans l’accueil du malheur on se découvre peut-être plus fragile, plus humain, plus poreux, alors que le refus nous enferme, nous emmure. Le poème n’est là que pour nous aider à accueillir, et dépasser autant que faire se peut, le pire.

 

13 et 14 février 2017

 

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