La salle en février

 

 

 

LA TRANSE

 

J’aime ce moment où l’on évoque les sons du français : les voyelles orales (mettez la main sur la gorge et faites « a »), les nasales (rajoutez deux doigts sur l’arête nasale et dites : « an », cela fait comme une sourdine qui atténue l’éclat de la voyelle), les consonnes labiales (« tous ensemble : p, p, p, b, b, b… »), les dentales… Comme naguère mon cher maître Junod en classe d’hypokhâgne, je trace au tableau une forme ronde qu’on associe aussitôt aux sons doux de « malouma » et une forme pleines de piquants aussitôt baptisée « takété » : vous voyez que les sons disent quelque chose, indépendamment de toute signification, et que l’on peut user de la langue comme d’une musique. Je parle de la récitation du son « a » et des mantras bouddhiques, de la transcription verbale des sons du tabla indien ; je parle de la transe qui peut naître des sons.

La transe. On écoute Jean Vasca chanter, puis on répète tous ensemble : « Corps de la femme, cœur de la flamme », de plus en plus vite, de plus en plus fort. À mesure je ressens simplement la présence de Jean, qui est mort à présent, je sais bien, mais dont les mots sont repris avec un bel entrain par ces adolescents qui jouent volontiers le jeu de la déclamation. On répète, on accélère, on amplifie. La femme et la flamme se confondent. On explore les sons vocaliques, du plus fermé au plus ouvert, de la voyelle d’arrière « i » à la voyelle d’avant « ou » : « Ô dites-moi où, à quelle mamelle, où à quelle source, où à quel goulot, téter le lait de la tendresse humaine ? »

Puis nous miaulons. Je fais cela une fois par an, avec simplement moins de retenue que ne le faisait M. Junod lorsqu’il présentait le « triangle vocalique du chat » − cet excellent moyen mnémotechnique de retenir les différences d’aperture entre les sons vocaliques. Je miaule, je feule, me laisse tout à fait aller, poursuis en braillant, en brayant, en un braiement furibard qui excède les limites du jeu, traverse toutes les cloisons en provoquant l’hilarité ou la consternation, traverse les vitres, fait s’envoler les corneilles, résonne dans la montagne.

 

9 février 2017

 

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