La salle en février

LE TEMPS D’UNE AVERSE DE NEIGE

 

 

Neige

Il a neigé, beaucoup, sur Allevard comme partout en montagne, et il neige encore. La classe clairsemée aujourd’hui planche sur un devoir : « Que pensez-vous de cette phrase de la chanson de Cat Stevens dans Harold & Maude, ˝if you want to be free, be free ?˝ »

Grand silence entrecoupé de bruit de feutres et de Bics, comme le cliquetis atténué de l’averse de neige. Dans l’exil du fond de classe, Jules se détourne de la page blanche pour regarder, à la fenêtre, la neige qui tombe. Avoir si bien compris que la réponse à la question posée se situe quelque part du côté des fenêtres mériterait d’emblée une note honorable (mais ce n’est pas vrai, en fait, se tourner vers le dehors ne suffit pas, on n’est pas si facilement libre, pas sans un travail tourné aussi vers le dedans, et surtout pas sans efforts…).

Il a neigé. Beaucoup d’élèves manquent à l’appel, et l’irruption soudaine du grand tout neigeux dans les petits riens de la vie ordinaire pousse à la nonchalance, à la détente. On est là, mais on sait qu’on pourrait ne pas y être, comme tous ceux qui n’ont pas pu venir et qui échappent à ce devoir. On est là comme à l’ordinaire, mais tout le paysage a changé et il neige, il neige encore. On entend le ronflement, le raclement du chasse-neige qui passe sous les fenêtres. Même ce pensum du devoir de français n’a pas tant d’importance puisqu’il neige. Jules se retourne encore, imité par Malo qui brave sans vergogne le torticolis pour jeter un regard furtif, mais appuyé, à la neige, comme on regarde une fille passer.

Classe silencieuse, neigeux recueillement. Il neige, il neige encore. Tous ainsi assis face aux baies vitrées enneigées, on pourrait se croire dans un centre de retraite bouddhique en période de dathün hivernal. Profitant du devoir et de l’averse le professeur aussi regarde la neige, griffonne, regarde la neige, les élèves, la neige, les élèves, la page blanche, et griffonne, et regarde.

Tic-tac de la grande horloge près de laquelle est affichée la photo, prise naguère par Nicolas Bouvier, des deux petits paysans japonais pliés en deux par le « mal des rizières » et qui avancent à petits pas parmi la foule des tokyoïtes pressés.

Le temps.

Il y a dans cette assemblée de grands ados de Troisième des visages que j’ai connus il y a quatre ans, à leur arrivée en sixième. Maëva, studieusement penchée sur sa feuille avec son stylo orange ; Pierick, intelligent, facétieux et faussement nonchalant, se tient la tête avec sa main pliée et, tout en travaillant, regarde alentour (on peut être certain qu’il ne manque pas une miette de tout ce qu’il y a à voir). Malo travaille avec application (et l’on se dit que grandir a aussi du bon). Simon incarne en ce moment à la perfection l’ennui, la lassitude, l’envie d’être ailleurs, la distraction et la perplexité : ce stylo levé qui n’écrit plus depuis belle lurette, voici qu’il le fait rouler, puis le pose tout à fait. Il regarde dehors, regarde sans regarder, l’œil morne, puis voyant que je le regarde, sourit avec l’air de dire : que voulez-vous ! je ne sais vraiment pas quoi vous dire… Maxence, de son côté, s’arrête soudain d’écrire, passe la paume de ses mains sur ses genoux, regarde droit devant lui en ouvrant la bouche comme saisi par une idée (ou une absence d’idée, je verrai cela après), puis se renfonce dans son devoir.

J’aime ces trouées qui traversent ainsi un moment de concentration studieuse : la réalité s’y engouffre aussitôt.

Hugo s’étire, se renverse en arrière, regarde à l’envers les flocons qui tombent encore, puis tourne à nouveau la feuille recto-verso, comme s’il y avait quelque part un troisième côté plus favorable.

On entend dans le couloir une cavalcade et des cris — « Il y a un oiseau ? » claironne une voix. Émilie et Teddy cependant travaillent — Teddy, sourcils froncés, avec un air grave. Camille B. mâchonne son crayon, sourit parce que je la regarde, puis se remet à écrire. Jessica sourit aussi, car elle a repéré mon jeu et compris que c’était son tour. Ses longs cheveux bruns font un écran qui la sépare de son voisin Simon, comme si tous deux étaient très loin l’un de l’autre, embarqués dans le même compartiment de ce train-train scolaire qui traverse l’hiver mais aussi étrangers l’un à l’autre que peuvent l’être les passagers d’un vrai train. Daniela, elle, se tient droit et travaille avec volonté, sans tension apparente mais sans distraction non plus : elle aussi cependant finit par jeter un œil au dehors, et l’averse de neige poudroie un instant au fond de ses yeux clairs. Marie, elle, est partie : bras croisés, bouche entrouverte, elle regarde au plafond les guirlandes des vœux (je les avais oubliés et ne comprenais pas ce regard tourné vers le ciel, soudaine illumination mystique ou passion des plafonds). Camille T., qui a dû avaler son chewing-gum, lisse de la main droite ses cheveux fraîchement teints en roux et sourit aux pitreries de Pierick qui vient de faire tomber son stylo. Chloé écrit, penchée sur sa table dans une position terriblement tordue qui m’évoque certains pins maritimes qui ont poussé dans tous les sens à cause des vents, de la mer, des cailloux : elle écrit, elle travaille, dédaigneuse de son dos qui (elle en a de la chance) ne la fait pas encore souffrir.

Ah, l’air perdu de Lola K. qui, le stylo à la bouche, jette soudain au hasard de la salle un regard dont elle ne peut mesurer le caractère si étonnamment effaré (il n’y a pas de quoi, Lola, ne t’inquiète pas, c’est déjà oublié, ça durera juste le temps d’une averse de neige…). Frank est là aussi, studieux et concentré, qui s’interrompt seulement pour se moucher (cela fait quand même une trouée), tandis que Lola L. s’interroge sur le sens symbolique de la destruction du corbillard et qu’Isabel recopie au propre son paragraphe argumentatif (rose impeccable de ses ongles serrés sur le Bic bleu).

Il n’a évidemment pas échappé à Jules ni à Hugo que l’averse de neige a presque cessé et qu’un pan de ciel bleu s’est ouvert au-dessus de Bramefarine. Lumière fugace, brouillard accroché aux flancs de la montagne invisible, ronflement d’un moteur, fracas des chaînes du chasse-neige encore. Sarah a posé sa main sur ses lèvres et semble dire quelque chose comme : chut !… l’heure est grave, il faut faire silence ! — ou bien : c’est fini, maintenant, cet instant d’arrêt, ce silence, cette chute de neige pendant un devoir de français, en ce jour ordinaire de nos vies.

Je garde ces lignes, ces prénoms que je me refuse à gommer, ces visages déjà presque effacés, ces noms qui bientôt ne désignent plus les jeunes adolescents mais les adultes que je croise sur la route d’Allevard.

 

2 février 2015

 

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