La salle en février

 

 

 

TOUTES CES TRACES…

 

Mondial 2020

 

 

Comme porteur de printemps le bus vert à étage traverse les champs blancs qui verdissent à mesure, et ces paysages familiers que l’on redécouvre de plus haut, sous un autre angle et dans la rumeur déjà lassante de cette excursion scolaire que quelques élèves excités se croient obligés de saluer en vociférant (on dira que ceux-là sont les plus vivants, les plus spontanés, enfantins encore malgré leurs grasses voix aux accents forcés, on essaiera de faire montre de bienveillance en se répétant que c’est bien normal qu’il en soit ainsi puisque ça l’était déjà naguère, au temps où l’on avait leur âge, et l’on ressentait alors le même détachement, la même indifférence, la même incapacité à participer à cette liesse qu’on trouvait sans objet). D’autres, cependant, restent bien calmes, qui occupé à discuter, qui happé par l’écran ou le son du téléphone qui a échappé à la grande razzia opérée avant le départ, qui simplement assis en silence occupé à regarder dehors ou occupé à rien.

Voici cependant qu’on a rejoint la grande vallée du Grésivaudan, dont on se souvient que Kenneth White, véhiculé depuis Lyon jusqu’à Chambéry en passant par la Chartreuse dans la Ford Escort d’alors, avait écrit ostentoirement le nom dans son carnet (c’était une autre époque où l’on était si jeune)… Soleil blanc, ciel d’hiver. La sono crache une pop synthétique, sirupeuse, et cette voix de fausset robotique donne plus que tout envie de se réfugier dans cette zone de silence intérieur marquée d’un grand H censé la protéger… Flot de voitures sur l’autoroute chargée qu’une manifestation, paraît-il, a brièvement bloquée, grésillement de la radio qu’on perçoit quand même, fouillis d’arbres nus arrachés, cassés, blessés par les derniers grands vents, les Bauges à main droite semblent un havre, la Chartreuse à main gauche un rêve. Hangar brûlé. Pauvres maisons recroquevillées derrière le mur anti-bruit, invisibles d’ordinaire, et dont on découvre avec gêne l’existence. Tunnel. Parking et chapelle. Baraque en ruine comme une carcasse d’animal oubliée dans le repli d’une bretelle d’autoroute. Le Nant des marais. Un boueux parcours de motocross. Des murs. Des rambardes. Des barrières. Un petit château caché parmi les arbres. La route d’Aiguebelette – attention, sortie de souvenirs… L’Épine à peine saupoudrée de neige.

À quelques rangées là-devant l’enfant – j’avais oublié sa présence – écoute de la musique avec un camarade. Aller vers les autres, rester en retrait ; parler, se taire ; le long tunnel fait enfin taire la radio, et l’on regarde défiler les lumières jaunes, les flashes verts ou rouges, puis les images et les noms familiers de l’avant-pays savoyard. Une vieille femme remonte le sentier, un paysan traverse le grand champ. Les collines en fin d’hiver. Le deuxième tunnel, moins long, moins sombre. Des bouquets de jonquilles en fleurs sur le talus parmi les arbres annoncent l’arrivée du printemps. Une grande aigrette vue de loin, deux autres de plus près dans une forêt noyée, un goéland argenté, un cincle au-dessus du ruisseau, une volée de corneilles, les noisetiers en fleurs, la route et le temps qui filent…

Toutes ces choses vues, à peine, notées, à peine, traversées, si mal, n’ont entamé en rien la lassitude de fin d’hiver. Quelques frémissements annonciateurs de quoi ? Quelques sursauts de la mémoire comme des réflexes de serpent écrasé qui se débat au bord de la route. Un peu de fumée au-dessus du fumier. Des odeurs de pneu brûlé et de chimie à l’approche de Lyon. Le souvenir soudain de la porte d’entrée de cet appartement quitté il y a vingt ans. Toutes ces quelques traces ne menant plus à rien.

 

Allevard-Lyon, 6 février 2020

 

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