Route, avril 2013

 

 

L’HOMME DE NEIGE

 

Ciel insolemment limpide. Aujourd’hui encore les neiges qui recouvrent le sommet de Belledonne vont fondre à grande vitesse et venir nourrir les torrents. Je suppose que du point de vue de la neige l’arrivée d’avril est une forme de cauchemar. Toutes les histoires pour enfants qui racontent, en le personnifiant, la fin d’un bonhomme de neige, disent quelque chose d’assez juste et touchant. Elles rendent visibles, derrière l’insouciance des beaux jours, la préoccupation et le travail du temps. Elles pointent du doigt ce mouvement qui fait fondre l’homme de neige.

Pas moins d’ombre dans le plein été ou le beau printemps qu’en hiver ou en automne. Pas moins d’ombre, non, mais un peu moins visible. Encore et toujours cette maladie invisible qui étend son ombre et qui creuse, qui gagne du terrain plus sûrement que la lumière. Cette dernière assertion est peut-être excessive, car la lumière gagne aussi. Ombres lumières alternent, se mêlent, se répondent en ce nouveau matin de printemps. Mais l’ombre qui gagne le corps fatigué, qui annonce d’autres fatigues encore, d’autres blessures, d’autres brûlures, d’autres empêchements, cette ombre-là alterne avec quoi ? Cerisiers en fleurs qui nous éblouissez avec vos fêtes éphémères, bouquets de narcisses déployés le long de la route, petits pommiers déjà plein de la promesse des fruits, quel rapport pourriez-vous avoir avec l’ombre qui nous creuse en propre, ou cette glace qui fond en nous ?

Par moments quand je vois aux flancs encore sombres de la montagne enneigée ce bleu léger, cette austérité hivernale enchâssée en fond de paysage dans les couleurs d’avril, quelque chose, un bref instant, m’étreint puis comme un souffle se détend et m’apaise. La maladie ne semble pas avoir de prise sur cela. Cela qui, il faut bien l’avouer, n’est pas grand-chose, est trop ténu pour qu’on puisse s’en servir pour bâtir la moindre demeure, comme une vire gazonnée sur laquelle on peut éventuellement planter un bivouac précaire pour la nuit mais en aucun cas se construire une maison. 

Parfois je rêve encore d’une pierre solide où bâtir une maison, une église. 

Ce gamin qui passe en promenant son chien, un berger allemand plus grand que lui, je le croise assez régulièrement (sans doute le croiserai-je encore dans quelques années, quand son chien sera mort et que lui ira attendre le bus du collège). Il en devient une de ces silhouettes familières qui rendent la route vivante. Dans les rêves de la nuit, confus, souvent cruels, j’étais un enfant qui jouait avec un grand chien. Le passé, le futur, le rêve et la réalité ne cessent de se superposer, de se mêler, et les jours en sont plus intenses. Les ombres plus marquées, les lumières plus précises. Au moins on aura vécu avant de mourir. On aura fait ce qu’on avait à faire. On aura fructifié. On aura tendu ses branches et ses feuilles au soleil d’avril. On aura traversé quelques splendeurs, avant le foudroiement final.

Ô la brume bleue au-dessus du village, comme la buée d’une respiration sur la vitre. La paix tout autour du village. Hier, des militaires en manœuvre avaient envahi la vallée et l’enfant a eu peur, peur de la guerre : « dis, papa, y va pas y avoir la guerre ? » Puissent le village et nos cœurs rester en paix.

 

18 avril 2013

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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