Route, octobre 2014

 

 

 

 

LA MUSIQUE, LA ROUTE, L’ÉCRITURE

 

 

La route n’a rien de musical. Même si je tente de la déchiffrer pour en faire une sorte de musique, la route n’est pas une partition. Manque ici avant tout la pulsation, que le mouvement intermittent des essuie-glaces rappelle mais ne remplace pas. 

Dans la marche le choc du pied ou du bâton sur le sol fait comme un battement à partir duquel peut s’appuyer et se déployer un rythme. Pris dans la mécanique de la voiture je ne sens aucun battement. Il y aurait bien, outre le bruit des essuie-glaces qui est plutôt un grincement, celui beaucoup plus discret de mon propre cœur à l’intérieur de l’habitacle, mais cela ne suffit pas. Les nomades du Sahara, tout comme les Aborigènes australiens, chantent de longues mélopées ancrées dans la marche et qui leur servent de carte pour se repérer (un berger m’avait dit que son chant pouvait ainsi le mener sans encombre depuis le sud de la Tunisie où nous nous trouvions jusqu’au Tchad) ; mais qu’on les embarque dans un véhicule motorisé et ils perdent la possibilité même d’un chant efficace, c’est-à-dire qui permette de s’orienter.

 

Il y a cependant des points communs entre la route telle que j’essaie de la pratiquer, et la musique. 

 

D’abord (et malgré le titre imprudent de cette rubrique), on ne peut pas sortir de la route. Le parcours est balisé, imposé, soumis au temps autant qu’à l’espace. L’écriture, elle, est volontiers rétrospective. Sauf dans ces moments d’enthousiasme qui sont si souvent trompeurs, on est à tout moment tenté de revenir en arrière. L’écriture permet de tricher avec le temps. C’est sans doute pour cela qu’elle est à ce point menacée par le ressassement, et finit presque toujours par constituer un monde à part, une île, un petit univers clos de mots séparés de la réalité. Si j’écris et que le fil se perd ou casse, je peux rester silencieux. Cela ne se voit pas. Je peux masquer la discontinuité du sentiment et des sensations. J’ai bien peur qu’une écriture vraiment ancrée dans le présent (et cela reste l’idéal de beaucoup d’entre nous) ne soit qu’un leurre, voire une supercherie. L’écriture qui court en surface comme un torrent de montagne est menacée de superficialité, de redondance, d’indigence, ce qui ne vaut pas beaucoup mieux que le ressassement ou la pesanteur rétrospective.

 

À l’inverse, pas plus que je ne peux changer le cours du temps je ne peux interrompre celui de la route ou celui du morceau de musique. Seul l’accident le peut : la roue dans le fossé, la crampe à la main, l’archer qui défaille, le soufflet crevé. Il faut, lorsque je joue un morceau de musique, aller jusqu’au bout, suivre le tempo du temps. La musique est une manière de faire chanter un petit fragment de temps, une soumission heureuse au temps. Elle est en outre elle-même liée au passé et au futur, à toutes ces heures passées à travailler tant bien que mal le morceau ainsi qu’aux moments à venir où on pourra l’offrir à autrui. 

La route aussi est riche de tous ces moments passés à la parcourir, de tous nos souvenirs illusoires, et tendue pareillement vers un avenir forcément inquiétant. 

La route, l’écriture de la route, la musique de la route, c’est peut-être au bout du compte une tentative pour donner à l’écriture l’espace et le corps qui si facilement lui font défaut, pour l’ancrer dans un temps imposé et lui donner corps, la rendre au corps à travers ces paroles que je prononce à voix haute et qui ne sont peut-être pas si éloignées de ces chants du désert que j’évoquais tout à l’heure. 

 

Ressassant de jour en jour le morceau de musique je me dis que, bon an mal an, quelque chose croît, que je serai peut-être bientôt capable de jouer le morceau, de transformer en un bel objet musical un petit fragment d’existence. 

Parcourant ainsi la route de jour en jour au moyen de la parole, je me dis que je m’exerce aussi à une forme de présence qui pourrait faire qu’au moins je pourrai quitter plus tard la route en ayant au moins la satisfaction de l’avoir parcourue pour de bon.

 

14 octobre 2014

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