Route, octobre 2014

 

 

 

 

DERNIER ALLER D’OCTOBRE

 

Dernier aller d’octobre (et les autres traces de ce mois s’en sont allées au caniveau par la faute d’une chute…). Il fait encore étrangement doux (onze degrés au thermomètre de la voiture).

Dans la pénombre matinale les couleurs de l’automne paraissent encore plus picturales, improbables.

Le gros chien de la ferme voisine dort avec le museau posé entre les pattes, en empiétant largement sur la route (tous ceux qui l’empruntent savent qu’il y a un chien à éviter à cet endroit ; ce qui est à craindre ce sont les néophytes, a priori peu nombreux).

Voici les repères habituels : la haie de saules têtards, les grands troncs coupés, le champ aux cerfs, le cinglé à la voiture noire qui double dans un virage, le taré à la voiture bleue qui dépasse dans un village… Moi, j’avance lentement, et je fais attention (ainsi que m’y incite le feu orange clignotant).

 

Passant par la forêt, je scrute entre les arbres dans l’espoir d’apercevoir un cerf. Comme nous rentrions avant-hier soir de la Maison de la Poésie (où j’étais allée présenter et écouter mon vieux camarade Yvan / Évariste Champion qui y était invité avec Grégoire Damon, un jeune poète très en verve, talentueux, touchant), deux cerfs nous ont barré la route à l’entrée du village. Je n’ai pas bien vu celui qui est resté en arrière, mais celui qui toisait la voiture arrêtée était un superbe mâle à la ramure immense. Dans la lumière des phares on aurait vraiment dit une apparition. La possibilité de telles rencontres quotidiennes est probablement l’un des arguments les plus décisifs dans le choix que nous avons fait d’une vie peu citadine…

 

Il règne un air de fête sur la place d’un village, à cause de toutes ces lampes allumées, des réverbères et du café, et de tous les collégiens qui vont attendre le bus. Cinquante mètres plus loin c’est une toute autre tonalité : la vieille croix rouillée, la descente le long de l’usine dans la brume, le pont, les eaux noires, les arbres gris. On ressent ici quelque chose comme une fin de fête.

Fins de fêtes, fin de cette première période automnale flamboyante (qui se prolongera peut-être en novembre, comme cela arrive parfois). Les bancs de brume le long de la montagne sont comme des idées évaporées, des images perdues, des souvenirs de rêves au réveil. On avance sur cette route d’octobre. On se laisse aller à des préoccupations d’agenda (il y a eu, tu vois, ainsi qu’il était prévu, les retrouvailles avec Jean Guidoni, la soirée à la Maison de la Poésie, il y aura tout prochainement les répétitions avec l’orchestre d’accordéon, la parution de mes deux livres, le départ pour Barcelone… tu vois, tout va bien, tout se passe comme prévu…). 

On avance sur cette route avec la tête pleine de souvenirs et de projets. Et puis le pare-brise se crible de pluie, une feuille noire tourne dans l’air humide. Quelque chose se noue parce qu’on ne peut pas s’empêcher de penser à celle qu’on a laissée derrière nous, à celle qui nous attend devant au bout de toute route — et c’est encore et toujours cette fin « qui nous passe le goût de jouer au plus fin… »

 

16 octobre 2014

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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