Route, juin 2016

 

 

 

CONTINUER SEUL

 

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D’abord on t’a jeté au fond de la voiture, bébé hébété enserré dans ses langes. De tes premières routes tu n’as rien vu, rien su, ne te souviens de rien. On t’a ballotté, transporté, protégé. Allongé sur la banquette arrière tu regardais les arbres à l’envers à la lueur des phares. Tu avais peur, tu t’endormais, tu rêvais d’accident.

On voyage. Ton père conduit la voiture et tu regardes, derrière tes paupières, les ombres rouges qui bougent. Tu avances. Tu grandis. Ta mère est au volant qui te ramène de l’école et tient tête au gendarme : « Eh bien ma p’tite dame, on ne met pas son clignotant ? – C’est que je vais tout droit…»

Ensemble nous prenons des trains, des bateaux, des voitures et roulons de jour, et roulons de nuit, traversons des pays étranges et faisons provision de nostalgie pour la fin de nos jours. Tu fais mille fois avec moi notre route ordinaire − et puis un jour, tu prends la place de l’avant et tu continues seul.

Il vient vite, ce temps où il faut aller seul. Maintenant c’est à toi d’écrire les pages non-écrites. Il te faut voir à travers mon absence ce que je ne peux plus voir : non pas voir pour moi, puisque je ne suis plus, mais à travers mon absence.

Ne pense pas à moi en revoyant la buse s’envoler dans la lumière de juin, mais regarde-la bien. Regarde les grands nuages éblouissants qui s’accumulent au fond de la Vallée et font planer la menace de l’orage. Regarde bien ! Que mon absence ne fasse planer aucune ombre sur ta route (il en plane toujours bien assez sans cela), mais qu’elle te soit comme un vernis qui embellit la toile.

Si un jour tu repasses par cette route, par ces mots, repasses par ici, dis-toi que je n’ai écrit que pour toi. Les autres, ce qu’ils disaient, la gloriole éventuelle, je m’en fichais, tu sais. C’était juste pour te dire que je t’aime, que j’ai pensé à toi, que je suis avec toi, présent quand même, enfermé vif dans cet écho du livre. Quelle qu’ait été la fin, dis-toi que nous nous sommes beaucoup aimés, que nous avons été chanceux, que la route était belle. Laisse-toi toucher, ne retiens pas tes larmes, croque la pomme sûre des années écoulées, repense à nos jeunesses – mais, je t’en prie, ne te laisse pas briser.

Sois plus fort que je ne l’ai été. Tiens-toi droit sur ton siège, les deux mains bien posées sur le volant – c’est toi qui conduis maintenant. Garde le cap qui va de l’automne à l’été, apprends à disparaître avec panache. Laisse les fantômes filer et continue crânement. Et puis, dis-le à tes enfants, ne leur mens pas, dis leur : un jour, il faut continuer seul.

 

7 juin 2016

 

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