Route, juin 2016

 

 

 

PERROQUET & FICTION

 

Routejuin2016Perroquetfiction

 

Derniers nuages accrochés aux crêtes, brume bleue stagnant sur la canopée, volutes de vapeur plein la route : trois semaines de pluies torrentielles et le soleil qui revient ont transformé la Vallée en une Amazonie alpestre. On croise des bovins boueux, des écoliers en bottes et tee-shirts, des passants éblouis. Assis seul à l’arrêt de bus un collégien, au dernier jour de classe, fronce exagérément les sourcils comme s’il sortait d’un tunnel, puis regarde la route sans me voir. Les hautes herbes se redressent. On sent en soi comme mille feuilles trempées qui tentent d’attraper la lumière. Les oiseaux dont les couvées ont été détruites reprennent leurs pariades, les roses leurs couleurs.

 

Moi, je guette le perroquet bleu et jaune, dont je constate que l’affiche, difficile à lire à cause de la vitesse, ne mentionnait nullement la beauté : c’est un détail que j’ai involontairement inventé.

 

En principe, je n’invente pas. Si je dis qu’une affiche signale la disparition d’un perroquet (ce qui est d’ailleurs, une recherche sur Internet m’en a convaincu, assez banal en cette saison où les perroquets en cage semblent enclins à se faire la malle), c’est que c’est vrai. Ce n’est pas un symbole, ce n’est pas une volonté d’auteur : contrairement au romancier je ne choisis pas le « décor » (qui n’en est donc pas un), pas plus que les « personnages » ou les « figurants » de mon livre.

Il est possible que les événements imprévisibles et peu spectaculaires que je relate fassent sens dans le déroulement du trajet, de la journée, du texte, de ma vie ou de la vie, et le fait que je choisisse de maintenir tel ou tel détail dans le livre en est d’ailleurs le signe ; mais je me méfie beaucoup de la fiction, qui, sous couvert de mettre à distance la vie ordinaire considérée comme indigne d’intérêt, fait la part trop belle aux désirs de l’individu qui écrit – disons, au « dedans », alors que mon propos est plutôt de retendre les fils qui relient le « dedans » et le « dehors », l’intime et le vaste, l’ordinaire et l’inouï. Une part de fiction reste de toite façon inévitable, puisque toute perception – et a fortiori toute œuvre – passe par un système complexe de représentation (ceci n’est pas une route) ; mais j’aime autant ne pas en rajouter, et me soumettre à ce qui m’est donné.

 

Cela dit, une halte au carrefour du cimetière me permet de lire enfin la totalité de l’affiche au perroquet, qui ne mentionne donc pas sa beauté mais signale en revanche qu’il est « sous traitement médical » à cause d’un « problème cardiaque ».

 

Voilà peut-être ce qui aujourd’hui, associé à cette atmosphère « amazonienne » de juin, retend mes fils et fait sens.

La présence invisible de ce perroquet me renvoie une fois encore à un passé pas si ancien où je vivais moi-même au plus près des aras, des conures et autres psittacidés amazoniens, mais le fait qu’il soit en outre égaré et cardiaque pousse à la sympathie, à l’identification (non à la fiction) : je me sens souvent, à bien y réfléchir, comme un oiseau malade perdu dans un monde sans repères. Je peux toujours crier du haut d’un chêne qui n’est pas un manguier, aucun congénère de ma race ne me répond. Je suis du mauvais côté de l’océan, déporté loin de mon aire de répartition, et je crie d’une voix cassée des sons qui ne portent pas et se perdent dans le beau pastel indifférent du monde.

(C’est à ce moment précis que pourrait apparaître, posé sur la branche basse d’un récit de fiction, le perroquet au cœur malade dont le cri rauque clôturerait le texte…)

 

20 juin 2016

 

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