Route, juin 2016

 

 

 

UNE ROUTE À QUATRE CÔNES

 

Routejuin2016quatrecônes

 

Il existe un certain nombre d’anomalies génétiques portant sur le nombre des cônes de la vision. Un individu ordinaire a trois cônes, ce qui lui confère une vue bien inférieure à celle de l’aigle ou de la mouche. La plupart des mammifères, ainsi que les daltoniens, n’ont grosso modo que deux cônes, le rouge faisant en général défaut. Mais il arrive aussi que certaines femmes (ce privilège leur est réservé) en aient quatre. Toute leur perception visuelle en est évidemment bouleversée…

 

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Sur la route à quatre cônes, le panneau qui annonce l’arrêt de bus n’est pas bleu, mais composé d’un patchwork de magenta, bleu ciel, bleu de Prusse et vert émeraude irisé d’orange et de jaune fluorescent.

Le verre bronze et le jaune doré des saules éclate en une myriade de chromatophores qui sont comme un signal d’amour pour les poulpes ou les caméléons.

La belle citerne en inox avec laquelle les voisins transportent le lait semble soudain faite d’un alliage d’or, d’argent et de cuivre, cependant que les roses du grillage rassemblent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Plus rien d’uni ni de stable dans ce paysage qui éclate en gerbes et en arabesques comme dans un tableau de Matisse.

Même le noir de la Twingo derrière laquelle à présent je roule se diffracte en un chatoyant plumage d’étourneau (qui n’est uniforme que pour qui le regarde distraitement et de loin).

La route à quatre cônes est une glace riche où se mire la beauté polychrome du monde.

 

 

Il y a cependant d’autres manières spécifiquement humaines d’enrichir la perception visuelle – ce qui, dans une époque de cécité généralisée et dégénérative, relève peut-être plus que jamais d’une nécessité vitale pour l’espèce. L’œil humain, l’œil des mammifères n’était au départ qu’un corps étranger, un parasite qui s’est développé jusqu’à devenir partie intégrante de notre corps. Très tôt est venue, je crois, la tentation de lui adjoindre ces autres parasites que sont la peinture, la gravure, la musique, la parole poétique.

Le regard du peintre est regard à quatre, à cinq, à mille cônes.

L’appareil photographique que je porte à mon cou est lui aussi un œil supplémentaire qui permet de voir et même de momentanément fixer l’invisible.

Quant à la parole poétique, elle est un regard plus aigu porté au-dedans, au dehors, à l’instar des yeux de ces poissons de mangrove qu’on nomme « gros yeux » ou, plus savamment, « périophtalmes ».

 

Je parle, j’écris, je vois un peu moins mal et je vis un peu mieux.

 

10 juin 2016

 

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