Le Clan du Nant

 

 

 

L’hiver, la grotte

 

 

Grotte hiver

 

Ils me font rire avec leurs printemps, leurs étés, leurs rires frais, leurs feuilles tendres et leurs cheveux au vent. Ici c’est l’hiver bien franc, bien froid, tout blanc et nu mais pas moins fertile avec ses bourgeons de glace, ses fleurs de givre, ses silences coupants. Pour revenir ici il a fallu suivre la piste des chamois, marcher à quatre pattes sur le chemin invisible, glisser, déraper, ahaner – l’été est une promenade mais l’hiver, toute une expédition. Le Clan au complet a ainsi tracé sa piste : cinq trappeurs, cinq traqueurs de rêves égarés dans l’hiver.

 

Bien vite les enfants ont repris leurs jeux de jeunes pumas, leurs rondes de louveteaux, leurs simulacres de chasse. On a vu leurs silhouettes filer entre les arbres puis disparaître, entendu parfois leurs cris puis plus rien, comme s’ils avaient grandi d’un seul coup et déserté ce lieu de leur enfance dont je suis le gardien (et si l’on me demandait à présent quelle est ma justification sociale, je dirais : gardien d’enfance). Par paires symétriques – deux grands et deux petits – ils ont longé la falaise, remonté le Nant en se blessant les mains aux épées de glace, leurs joues rougies promenant dans le paysage les seules taches de couleur.

 

Assis en tailleur au fond de mon abri, je les surveille, je les oublie. J’oublie.

 

Les scalpels du froid remontent jusqu’à ma nuque la ligne de mon dos et je frissonne – mais il y a entre les frissons du froid et ceux du plaisir une certaines ressemblance. Je pose mon front contre la pierre gelée et je me soumets. Le froid me brûle, le gel me flagelle. Cette douleur légère suffit à faire vaciller l’esprit, s’atténuer la conscience de soi, et les sens se ravivent. C’est un jour sans soleil et sans feu mais on sent au fond de l’abri encore bien ratissé comme une odeur de cendre, de terre, de sacrifice. Immobile dans le ventre de la forêt assoupie, on se laisse digérer.

 

Ils me font rire avec leurs étés, leurs printemps, leur insouciance, leurs peaux de pêche. J’ai, moi, momie de glace sanglée de ronces et de givre, un teint plus frais et une peau blanche et lisse : le froid en a si bien resserré les pores que mes rides sont comblées. Je suis comblé. Tout le creux dans lequel je gîte est comblé d’une paix si profonde qu’on pourrait aussi bien m’y enterrer maintenant. Le noir de ma grotte dessine une tête de mort un peu déformée à l’intérieur de laquelle la vie blanche vibre. Peu à peu les mots, la sève, le sang ralentissent. Le cœur serré palpite plus lentement. Le torrent ralentit. Le sang du Nant se fige. On acquiesce.

 

Vieil hiver je suis ta bête, ton ours, ta proie ! En ton sein je sommeille. Les branches blanches veinées de noir qui strient le ciel de ma grotte forment d’étranges partitions sur lesquelles on peut déchiffrer « The Cold Song » ou quelque requiem, stabat mater et autres chants funèbres. Aucun oiseau pour Messiaen, et peu de réconfort pour la fin : je finis seul ma lettre de la grotte, la main crispée sur le stylo pour une ligne encore, un mot, un dernier geste de défi.

 

Ils me font rire avec leurs saisons tièdes. Ici c’est l’hiver : le tempête, le silence, le temps qui tance, l’intense, le dense, la mort qui danse et la vie qui balance.

 

 

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