Le Clan du Nant

 

 

 

Cérémonie d’automne

 

 

Cérémonie dautomneJPG

 

 

Comme un bon rhume qui rend fébrile et fait battre les tempes, l’automne s’est immiscé dans la gorge du Nant qui s’enroue, qui vire au roux, au jaune d’or, aux couleurs terre. Me surprend cette brusquerie avec laquelle alternent les tonalités, douceur et froideur, majeur et mineur, accueil et refus, fracas et silence, comme si une étape décisive avait été franchie dans ma capacité à ressentir vivement toute chose, comme si tout maintenant devait aller plus vite – et de fait mon cœur à la montée, que je trouve plus raide que d’habitude, s’emballe, et le Nant lui aussi s’écoule avec plus d’impatience.

 

Sitôt franchi le seuil de la forêt on sent à plein nez le sacré, le sacrément bon chemin de la vie des bois et des rus. Il y a moins de distance entre l’instant qui précède l’entrée dans la forêt du Nant et celui qui lui succède, qu’entre chacune de ces escapades au dehors. Un fil les relie, nous relie.

 

Je remonte le Nant. J’en éprouve d’abord et à nouveau une joie étonnante, parce que la lumière est plus belle que jamais, parce que les mousses semblent toutes dorées et le Nant tout brillant, parce qu’une buse crie quelque part dans le ciel, parce que je me tais pour l’écouter. Puis, arrivé au petit pont que forme un tronc d’arbre tombé, tout se resserre, s’éteint, et l’on sent à quel point ce lieu déjà si froid et si humide sera bientôt hostile. On avance d’un pas d’autant plus décidé pour rejoindre les abris.

 

Aujourd’hui c’est D. qui découvre les lieux – D., membre du Clan d’emblée. Une fois accomplie l’habituelle cérémonie du feu, que le vent plus vif attise, ainsi que la corvée de bois qui la rend possible, les voici tous trois qui partent en exploration et habitent de leurs jeux d’enfants heureux ces deux abris que j’aime les entendre désigner par les noms que nous leur avons donnés.

 

Je m’assois en tailleur près du feu ; cette fois ce sont les enfants qui, cachés dans l’abri-souris, me surveillent d’en haut, surveillent leur monde. Je bois le thé brûlant en regardant les braises, en écoutant le Nant. Le Nant exhale sur ma nuque son haleine froide, le feu tanne ma face : j’aime ce contraste. J’aime nous sentir redevenus guetteurs, rôdeurs, lanceurs de javelots (celui que B. vient de projeter tombe tout près du feu).

 

Soudain le soleil déclinant frappe les mousses à l’entrée de l’abri-mammouth, et tout reverdit. Le spectacle est si beau que j’en pleure discrètement (je sais qu’il ne faudrait pas s’abandonner au sentimentalisme, mais la dimension cosmique qui en est à l’origine me fournit une excuse).

 

L’un dans l’autre on aura su rallumer des feux alors qu’on n’y croyait pas tellement, et se nourrir de cette lumière si fragile, si précaire qu’elle a déjà disparu avant que cette phrase ne soit elle-même parvenue jusqu’à son point final.

 

J’ai froid, j’ai chaud, j’ai grand peur, grande confiance, je souffre encore en mon cœur apaisé. Le monde qui naguère, qui ailleurs, qui encore maudissait et maudit les parias comme moi, ici et pour un temps m’accepte. Je prends au bout du doigt une coccinelle orange ornée de treize points blancs qui marchait vers le feu, attirée peut-être elle aussi par la chaleur ou la lumière, et la pose sur la page du carnet.

 

Cérémonie d’accueil, cérémonie d’automne.

 

Au soir tombant nous repartons pieds nus sur la grand-route ; les rires fous de C. résonnent jusqu’au ciel.

 

 

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