Le Clan du Nant

 

 

Forêt d’illusion

 

 

Forêtillusion

 

 

Je repars seul dans la neige molle.

 

Ce n’est pas seulement la neige qui ralentit mon pas mais une sorte de fatigue, un manque d’allant qui me fait considérer avec distraction et presque indifférence les traces que je suis venu suivre. Une fois encore je suis parti sur un coup de tête, en coup de vent : au moins l’état d’esprit dans lequel je me trouve est-il, en un sens, le plus favorable, car je n’attends vraiment rien – pas même de retrouver la joie de l’abade, ou l’énergie du Nant.

 

Au pied du porche aux châtaigniers quelqu’un m’a précédé en raquettes et a déposé un tas de foin sec : je suppose qu’il s’agit d’un chasseur, pour attirer les bêtes. Le braiement faux d’un âne qui, sans doute, me salue, résonne du fond de la combe. Je le salue moi-même, puis je traverse, les yeux plissés, le grand champ blanc, j’évite le chalet d’en haut et je pénètre rapidement dans la forêt.

 

La forêt aujourd’hui ressemble à une église dévastée, les faisceaux de lumière passant brutalement par les vitraux brisés et le toit effondré. J’admire le contraste impeccable des feuilles noires gorgées d’eau déposées sur la neige.

 

Comme souvent, marcher dans la forêt enneigée met un peu mal à l’aise. Pas seulement à cause de ce toit ajouré ; pas à cause du silence (le bruit des pas dans la neige et le frottement des vêtements semblent assourdissants) ; pas par peur des crevasses et des glissades non plus (je connais le terrain) mais parce que toutes les allées et venues sont soudain apparentes. On se sent observé. On ne peut pas avancer sans laisser de traces. Même une chute, un demi-tour, une hésitation sont visibles sur cette surface qui ne souffre aucun repentir. Ce sentiment que j’aime tant d’être caché, je ne l’éprouve plus, et c’est comme de nager dans une eau trop limpide qui laisse voir le fond, ou d’évoluer à flanc de falaise par un jour de beau temps avec en contrebas un à pic vertigineux. Je préfère ne pas voir, ne pas être vu.

 

Je m’assois dans la neige juste au-dessus du Nant gonflé par la débâcle. Il est trop tard maintenant pour aller plus loin, jusqu’à l’abri, l’oubli, l’enfouissement.

 

Une mésange se pose assez près de moi et lance ses trilles. Le torrent gronde.

 

Soudain, à l’improviste, j’oublie les traces, j’oublie de les regarder et d’en laisser, j’oublie les tensions, les présences, l’absence qui m’entouraient, dans ce geste très simple et apaisant de glisser ma main sous le manteau de neige et de poser ma paume sur la mousse.

 

Ici retoucher terre.

 

Reprendre souffle dans la distance — distance modeste, ce n’est pas la taïga, la forêt boréale ni mon Amazonie, on peut presque entendre encore les coqs et les chiens du village et la route de la Vallée passe à deux pas. Distance pourtant presque inconcevable, tant la vie du village n’est pas celle de la forêt.

 

Franchir les portes de la forêt c’est comme, pour le retraitant, passer la palissade du monastère qui pendant plusieurs mois ou plusieurs années le séparera du monde habituel. − Naturellement j’exagère, car ce genre de retraite ne suppose pas un tel engagement et ne dure que le temps d’une promenade ; mais certaines visions qu’on n’ose même pas espérer deviennent alors possibles…

 

Qu’est-ce qui a pu passer, là-bas, au fond, entre deux troncs, alors que rien ne bougeait et qu’il n’y avait pas de vent ? Qu’est-ce que c’était que cette ombre ? Une boule de lichen roule encore, comme soufflée par un coup de ce vent que je ne sens pas du tout. Autour le trait sombre des troncs se fait plus net, les rochers plus tranchants. Le vert des mousses et des épicéas à l’instant se rallume.

 

J’ai l’habitude de ces signes, en général trompeurs, qui donnent l’impression qu’on a franchi une porte invisible, qu’un voile s’est déchiré. Tout de même, je m’y laisse prendre. J’appelle comme s’il y avait quelqu’un. Je soliloque à voix haute. Je psalmodie. La parole, dans ces moments-là, ne perturbe pas le silence plus que ne le fait la musique hivernale du Nant ; et dans ces couleurs qui s’animent, qui se rallument ou qui s’éteignent, dans ces contrastes toujours changeants, je vois aussi le travail du peintre.

 

Ainsi je suis assis dans l’atelier du réel, en la cellule grande ouverte du monde où, comme les mésanges, je m’exerce à mes gammes, à mes trilles.

 

Puis je me remets en marche et je m’enfonce dans la faille, jusqu’au Nant, par ce chemin étroit et glissant que je connais par cœur maintenant. Je suis la trace d’un renard qui se mêle à celle d’un cerf. Les geais s’envolent et crient à mon approche. Parvenu au torrent j’esquisse quelques pas de danse entre les calligraphies des aiguilles et des feuilles. Je fixe un pont de glace qui a échappé à la débâcle. Là-bas ça vibre, ça pulse sous la neige. C’est entêtant comme le Boléro de Ravel, répétitif aussi mais moins systématique : ça s’amplifie quand je m’approche, ça se tait dès que je m’éloigne…

 

Dans le grand vacarme du torrent en crue, quel infime pépiement ? – Le roitelet, bien sûr ! On l’entend à peine, et c’est à cela qu’on le reconnaît. Je le regarde un moment fourrager parmi les mousses (gardant toutefois un œil vers l’eau froide où j’espére apercevoir le cincle, qui ne se montre pas).

 

Longue attente.

 

Ici on n’entend plus aucun bruit extérieur, seulement la rumeur interne et continue du torrent et de la forêt, que griffe parfois le cri rauque du geai.

 

Petite méditation torrentielle.

 

Puis l’attention s’égare et je me surprends à répondre à des questions que personne ne me pose. Je suppose qu’il est temps de rentrer.

 

Je pars. Je laisse derrière moi la trace de mes pas ainsi que ces paroles : c’est là mon fil d’Ariane, fil ténu que la neige en fondant efface, qu’une relecture distraite distend, mais fil quand même qui continue de me lier à la forêt, au Nant.

 

 

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