Le Clan du Nant

 

 

 

Le chant du Nant

 

 

Clan06

 

 

Voici les premières lignes écrites depuis l’abri-mammouth : l’occupation, cette fois, est déclarée.

 

D’abord j’ai déblayé, ratissé, nettoyé les restes d’un foyer de chasseurs juste au bord du ruisseau – os et cendres : je sais qu’eux seuls parmi les humains fréquentent encore ces lieux et, s’ils ne sont pas mes frères et si je m’en méfie, je les considère néanmoins sans animosité excessive ; la chasse semble un moindre mal par rapport à la barbarie effarante de l’élevage industriel, et sa pratique éclairée (sans rapport avec la réalité de ce qu’elle est aujourd’hui) serait compatible avec le genre de vie dont je rêve ici – paléolithique, disait déjà Delteil.

 

J’ai ensuite badigeonné d’ocre rouge certaines pierres, ainsi qu’un mammouth que j’avais grossièrement tracé sur la paroi de l’abri principal.

 

À cette heure de l’après-midi où le soleil écrase toute la Vallée il est agréable d’être étendu ici au frais, baigné dans cette lumière d’arbres et bercé par le Nant. C’est jeu d’enfant, naturellement, que d’être là, en compagnie d’enfants : c’est dire si c’est un jeu sérieux. Je garde à portée de main le thé brûlant, le livre d’Augiéras. Je suis tenté de me remettre à fumer, comme je le faisais autrefois quand il pleuvait, bourrant de tabac et de fruits secs la belle pipe verte dont la fumée dessinait de grisantes arabesques dans l’air saturé d’humidité et dont le pommeau chaud me faisait une sorte de foyer portatif. J’aimais cet objet à la fois rassurant, pour l’illusion domestique que procurait le feu, et inquiétant à cause de la nocivité du tabac : c’était la mort exhalée à chaque bouffée, le temps qui passe transformé en fumée. Aujourd’hui la fumée me donne des migraines et l’odeur du tabac froid, la nausée. Ma faiblesse, ma couardise face à la vie, à la mort, me navre.

 

Une tentative de main négative lancée par C. et B., qui ont quitté le barrage qu’ils construisaient sur le Nant, vire au désastre, car j’ai malencontreusement avalé une grande gorgée de poudre d’oxyde de fer en l’aspirant dans le tuyau avec lequel je devais la projeter. Je crache du rouge comme un dragon blessé. Cracher du rouge au fond me plaît bien : j’en badigeonne la pierre.

 

Bientôt nous voici tous trois tout saignants, moi la bave cannibale, comme après une bataille de roucou en pays wayana.

 

On est bien.

 

Je suis bien.

 

Le Nant chante bien et, Peaux-Rouges, on pourrait chanter avec lui.

 

Maigre Nant de fin d’été

petit Nant des débuts

et coulant sans fin

puissé-je en toi lentement me couler

pas pressé

mais confiant

puissé-je grâce à toi me tremper

lame luisante de fin acier

puissé-je avec toi m’ensauvager

car je te sais absolument

inapprivoisable

(et tu te tais quand on te parle)

beau Nant clair aux courbes bien dessinées

aux chaos ordonné de cailloux, de bois flottés

je lève vers toi ma main rouge

pour te saluer

donne-moi la force de couler

sans me presser

jusqu’à ma fin

donne-moi le courage

de m’abandonner

donne-moi

l’oubli de moi

et qu’en l’abri saignant de mon crâne

ton chant seul résonne.

 

B. et C., cependant, absolument badigeonnés de rouge, apposent leurs mains sur la paroi, dessinent, gravent et peignent des bisons, des mammouths, des taureaux, transformant peu à peu l’abri en atelier pariétal pour étudiant en art néo-préhistorique.

 

Le soleil passe entre les feuilles et vient frapper les trois doigts de la main négative laissée par C.

 

Je bois du thé vert mêlé d’oxyde de fer.

 

Je crache rouge.

 

Je sens que palpite dans mon ventre, tout neuf, inouï, fragile, souverain, ce vieux désir enfoui de forêt et de rus, le beau désir de vivre.

 

Je bois mon thé à l’oxyde de fer.

 

En contrebas voici B. et C. trempés, hirsutes, maculés d’ocre et de terre, magnifiques – cette fois, j’en ai peur, jamais la vie en ville ne sera belle à leurs yeux, et tous les cadres qui enferment sembleront vermoulus.

 

C. pris de transe comme une toupie se met à tourner dans l’eau du Nant en tremblant, en criant, hilare, sauvage, occupant parfaitement sa place en notre nouveau monde sauvage ; puis tous deux me rejoignent dans l’abri où je leur lis quelques morceaux choisis du livre du vieux fou, du vieux sage ivre de solitude, de détresse et de joie, Augiéras dans sa grotte de Domme.

 

 

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